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Critiques de livres & bandes dessinées
Textes parus sur Parutions.com
(Alexis ou le Traité du Vain
Combat, Marguerite Yourcenar. Gallimard, collection Ecoutez
lire)
Finir par être soi
Il est des livres dont la lecture à voix haute révèle plus que
l’autre, silencieuse, l’âme et le sublime. Alexis ou le
Traité du Vain Combat est de ceux-là. D’abord, sans doute,
parce que ce texte, un des tout premiers qu’écrivit une
Marguerite Yourcenar à peine âgée de 26 ans, est une longue
lettre et, «comme tout récit écrit à la première personne, […]
le portrait d’une voix» (Yourcenar elle-même dans sa préface de
1963). Ensuite, parce que ces pages sont si belles que les
entendre, dans la progression sereine d’une lecture, sans
risquer d’en omettre le moindre mot, par un caprice de l’œil ou
un défaut de notre vigilance, est la promesse de les apprécier
vraiment.
Dans cette longue confession à sa femme, Alexis explique
pourquoi il doit partir. Cet homosexuel qui se reconnaît enfin
remonte en son histoire jusqu’à l’enfance pour y trouver les
«premiers frémissements» de son être véritable. À la fois
intimiste et distancié, pudique et sans retenue, le texte de
Yourcenar est d’une sensibilité qui n’a d’égale que son
intelligence, sa subtilité («Il ne se passa rien ou du moins,
rien ne m’arriva.»).
Alexis ou le Traité du Vain Combat, 75 ans après son
écriture, est incroyablement moderne, preuve que l’écrivain a
touché au cœur de l’être, à sa fibre la plus vitale, celle de
l’apprivoisement de soi. Jamais Alexis ne parle d’«
homosexualité ». Yourcenar n’aimait pas ce mot et ce qu’il
évoquait. «Comment un terme scientifique pourrait-il expliquer
une vie ?», demande son héros. Toute la difficulté à se
reconnaître, toute la souffrance parfois, de l’homosexuel est
là, et l’était bien sûr au début du siècle dernier davantage
encore.
C’est la voix de Didier Sandre qui donne vie à Alexis dans
ce triple CD (environ deux heures). Et il « l’incarne » de
belle manière. De temps à autre, quelques notes de violon et de
piano ponctuent la lecture, respirations toujours bien
choisies. Un beau moment assurément, en complément du texte
imprimé (disponible en Folio), dans lequel il est toujours si
profitable de se replonger parfois. •
(Le Coeur de l'ogre, Isabelle
Sorente, Lattès)
L'appétit de vivre
Le troisième roman d’Isabelle Sorente n’en est pas un.
Récit, essai, théâtre… Les genres se mêlent au fil de ces pages
inspirées, étonnantes. La liberté, le mal, le désir : Sorente
tente une expérience «d’incarnation de la pensée».
Petite fille, Isabelle est déjà affamée de savoir et n’a de
cesse de s’étonner de la force du monde. Les chiffres infinis
l’ensorcellent (sa première nuit blanche, elle la passera à
tenter d’assécher la réserve pourtant inépuisable des nombres),
tout autant que les mains puissantes des hommes, en quoi elle
croit reconnaître la vigueur d’un Barbe-Bleue qui la fascine.
Puisqu’il n’y a pas de rencontres fortuites, mais seulement des
inspirations déguisées en hasards, Isabelle ouvre un jour le
livre de Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais.
Le livre la bouleverse. Ainsi Barbe-Bleue a bel et bien existé.
Ou du moins a-t-on rapproché la figure du conte de Perrault et
celle du personnage historique, vaillant guerrier, compagnon de
Jeanne d’Arc, maréchal de France, seigneur de toute une région
et… monstrueux violeur et assassin de dizaines de jeunes
garçons. « Devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le
sentiment, fût-il trompeur, d'un sommet », écrit Bataille.
Comment, moralement, envisager le crime comme un « sommet » ?
Bataille, qui a aussi écrit, ailleurs, que Dieu est «
l’innocence du mal », au-delà du mal.
Le mal, la liberté, l’appétit de vie qu’est le désir sous
toutes ses formes, la foi, qui n’est peut-être qu’un de ses
avatars : voilà les thèmes qui nourrissent Le Cœur de
l’ogre. L’ogre, bien sûr, c’est Gilles de Rais, leitmotiv
du livre d’Isabelle Sorente. L’auteur tantôt le met en scène,
tantôt se met en scène à travers lui, ou en fait le point de
fuite de ses réflexions. Mais l’ogre, à bien y réfléchir, est
en nous à chaque fois que l’appétit vital est là. Et il peut
éveiller en nous le pire comme le meilleur. Si Gilles de Rais,
cette force de la nature, intoxiqué de liberté dès le plus
jeune âge, est allé jusqu’à commettre de telles horreurs, en
quoi, pourquoi serions-nous à l’abri ? «Monomane, Gilles de
Rais partage en cela le sort des ogres contemporains traqués
par les programmes de marketing, ciblés dans leurs manies et
leurs désirs, nourris et gavés d’images appétitives. L’ogre
moderne […], qu’il soit obèse, goinfre d’hypnose télévisée, de
séries, de vidéos, client cyclothymique de bordel, avide
d’antidépresseurs, gavé d’alcool, de coke, de shit, workaholic,
pornoholic, pédophile voulant se divertir, harceleur moral,
hooligan… Il n’y a pas plus cruel qu’un ogre monomaniaque.»
Les allers-retours que l’auteur ne cesse de faire entre le
paysage actuel et l’horizon de Gilles de Rais au XVème siècle
ne sont pas la moindre des forces de ce livre. Face à la
vigueur de certaines pulsions, à la violence de certains
comportements, quelle attitude adopter ? Individuellement,
socialement ? Avons-nous seulement les yeux assez ouverts pour
voir l’horreur et la beauté dans ce qui nous entoure ? Pour
Isabelle Sorente, la réponse passe par le fait de «tuer la
pensée raisonnable». Se défaire du « je » qui est «une glu»
pour retrouver le sens du mouvement. Aller à la rencontre du
mal en soi et le reconnaître, l’aimer peut-être, c’est la seule
manière d’espérer le dépasser : «la conscience se révèle dans
l’audace». Apologie de la métamorphose. Éloge du devenir.
Isabelle Sorente prêche pour un nouveau catéchisme où
Saint-Augustin et Ovide, mais aussi Heisenberg et son principe
d’incertitude, porteraient la parole dynamique. Aime et fais ce
que tu veux, aime et transforme-toi, aime et respire la vie, et
le monde qui t’a précédé et que tu portes en toi.
Ovni littéraire, Le Cœur de l’ogre est naturellement
protéiforme : récit, journal, homélie, essai, théâtre… Tous ces
genres, tous ces styles se mêlent et le lecteur se promène dans
l’univers très riche, très éclectique de l’auteur. Aucun
narcissisme pourtant, aucune leçon de morale de sa part non
plus. Juste une parole dense et parfois crue, que l’on sent
toujours sincère. Une pensée mise en corps qui semble nous
demander, comme le petit Étienne sur son tricycle lancé à fond
entre les jambes des adultes : «et toi et toi, qu’as-tu fait de
ton enthousiasme ?»
Le titre de ce livre peut se comprendre de deux manières :
le « cœur de l’ogre » en tant que plongée abyssale vers
l’origine du monstre, du monstrueux, de même qu’on irait
chercher le cœur d’un problème, le nœud d’un drame ; c’est la
manière pessimiste. L’autre, plus conforme sans doute à
l’esprit d’Isabelle Sorente, nous dit que le « cœur de l’ogre »
est la puissance de l’élan vital à retrouver, à réhabiliter,
dégagée des ornières de la « pensée raisonnable ». Gilles,
seigneur de Tiffauges, maître de la maison de Rais, raïs
monstrueux, a pleuré devant ses juges et devant Dieu. Que nous
n’ayons pas à pleurer, au dernier jour, nos regrets d’avoir été
«vivants mais vierges de vie» ou nos remords d’avoir nourri au
mauvais grain les appétits de l’ogre qui est en nous. •
(L'Ignorance, Milan Kundera,
Gallimard)
Désillusion et nostalgie
Irena, l’émigrée tchèque, a-t-elle le droit de ne pas
courir au chevet de son pays convalescent quand le Mur tombe ?
Une adolescente a-t-elle le droit de gâcher son existence parce
qu’elle vit un amour malheureux ? Ces deux questions
resteraient a priori sans rapport, n’était l’art de Kundera..
Irena et Josef, les deux personnages principaux du récit,
ont quitté leur Tchécoslovaquie natale vingt ans plus tôt, au
moment où il le fallait. Ils se sont reconstruit une vie,
l’une à Paris, l’autre au Danemark. Par hasard, un jour, ils
réservent une place dans le même avion qui les ramène à Prague.
Irena reconnaît immédiatement le jeune homme qu’elle n’a pas eu
le temps d’aimer, un soir, bien des années plus tôt. Josef
n’ose pas lui avouer qu’il parle quant à lui à une parfaite
inconnue. Josef est veuf, Irena vit avec Gustaf, rencontré
longtemps après la mort précoce de son époux, Martin. Bien sûr,
dans ce roman, il y a l’exil. Mais l’exil de ces deux-là n’est
pas qu’une affaire d’histoire et de géographie. Ce sont d’abord
les figures d’un exil intérieur qu’ils nous renvoient :
l’absence à soi-même.
L’Ignorance disserte en douceur sur l’identité, le
temps, la mémoire, le retour. Les repères qui font une vie
émergent forcément de la matière sédimentée du passé. L’agent
de cette sédimentation est la mémoire. Or «la mémoire, pour
qu’elle puisse bien fonctionner, a besoin d’un entraînement
incessant : si les souvenirs ne sont pas évoqués, […] ils s’en
vont.» De là, plusieurs attitudes sont possibles. Josef a
choisi de vivre le temps présent, pour se protéger du passé :
«[…] à l’étranger, Josef est tombé amoureux et l’amour, c’est
l’exaltation du temps présent. Son attachement au présent a
chassé les souvenirs, l’a protégé contre leurs interventions ;
sa mémoire n’est pas devenue moins malveillante mais, négligée,
tenue à l’écart, elle a perdu son pouvoir sur lui.» Ainsi quand
Josef retrouve son journal d’adolescent, et qu’il ne reconnaît
pas le «morveux» qui l’a tenu, que peut-il faire, sinon
déchirer ces pages ? Irena, elle, est poursuivie par ses vieux
rêves, attachée aux images du passé. Entre ces deux êtres, la
rencontre n’est pas équilibrée et son issue, forcément
malheureuse.
Quant aux retrouvailles avec le pays natal, elles s’avèrent
douloureuses. Josef et Irena n’ont plus en commun avec leurs
anciens amis, et même leur famille, qu’un passé antérieur,
celui d’avant la vie qu’ils se sont construite ailleurs. Autant
dire qu’ils n’ont plus en commun que ce qu’ils ne sont plus.
Bilan ? La solitude. Suffit-il pourtant d’avoir un passé, de
pouvoir le partager, pour échapper à la solitude ? L’histoire
de Milada nous dit que non. Milada, ancienne collègue de
Martin, trait d’union improbable entre Josef et Irena. La seule
qui comprenne la difficulté du retour d’Irena est aussi celle
qui a voulu mourir, adolescente, parce qu’un garçon ne l’aimait
pas. Si elle n’est pas morte, elle n’en a pas réchappé indemne,
ni physiquement, ni psychologiquement. Le garçon, évidemment,
c’était Josef. Evidemment encore, il ne l’a jamais su. Milada a
un passé, elle n’est pas partie de son pays. Son exil est
ailleurs.
Construit à la manière d’un kaléidoscope, émaillé de longues
digressions de l’auteur, L’Ignorance est un roman
empreint de désillusion. Kundera y décline les visages de la
nostalgie. Son «paradoxe» est qu’«elle est plus puissante dans
la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout
à fait insignifiant.» C’est pourtant à cet âge-là, celui de
«l’ignorance», que l’on fait les premiers choix, souvent
irrémédiables. La figure d’Ulysse, le «plus grand nostalgique»
de tous les temps, revient en toile de fond tout au long du
roman. Et l’écrivain de se demander si, aujourd’hui, son
Odyssée serait concevable. Dans un monde qui change si vite, le
Grand Retour ne rime plus à rien.
Notre propre passé est notre seule certitude, et encore, une
certitude bien personnelle, puisque ceux qui nous entourent
n’en ont pas forcément la même lecture que nous. Amer constat
de L’Ignorance, un livre doucement triste, roman de tous
les apatrides. •
(Boléro, Michèle Lesbre, Sabine
Wespieser)
Le tourbillon de la vie
Il suffit parfois d'un petit déclic pour que le magma des
souvenirs remonte à la surface. Pour Emma, c'est une lettre,
une enveloppe même pas encore ouverte. Un cachet de la poste
faisant froid.
C'est le roman du souvenir du passage à l'âge adulte, et de
blessures non cicatrisées. A l'adolescence, Emma passe deux
étés chez Gisèle, dans la Loire. Gisèle, une amie de ses
parents, soixante ans à peine et "la fraîcheur d'une jeune
fille, une façon de bouger, d'être dans les nuages, de rire
pour un rien, de s'émerveiller." Tout le contraire des parents
d'Emma, un couple qui part doucement à la dérive : "Mon père,
depuis qu'il trompait ma mère comme je le sus beaucoup plus
tard, continuait de l'emmener au bout du monde, sans doute pour
se donner bonne conscience ou avec l'espoir qu'elle pût se
perdre en pays inconnu." En 1961, seule l'érection du mur de
Berlin, et les larmes de Gisèle, viennent jeter une ombre sur
le bonheur d'un premier été idyllique. Emma a treize ans et
passe ses soirées avec Gary Cooper et Gisèle au Trianon, le
cinéma du village. "C'était aussi le temps des confitures et
des petits matins humides, assises au bord de l'étang, nos
lignes posées sur des branches taillées et fichées en terre sur
lesquelles les libellules atterrissaient pour souffler un peu."
L'année scolaire suivante, Emma rencontre Fred et Paul au
lycée. La guerre tourne au cauchemar en Algérie et à Paris. A
l'âge où deux années d'écart entre des adolescents font un
monde de différence, la conscience d'Emma s'éveille à la
violence de celui qui l'entoure. "Les dîners familiaux se
transformaient en foire d'empoigne. Je me mêlais désormais
d'interrompre la revue de presse. Ma mère perdait pied. Elle
pleurait et insultait les dieux. J'atteignais rarement le
dessert, mon père m'expédiait dans ma chambre." Fred et Paul,
les grands frères initiateurs, les premiers amours aussi. L'été
suivant, Emma le passera avec eux chez Gisèle. Mais un drame
viendra briser la magie de ce trio à la Jules et Jim. Plus de
trente ans plus tard, tous ces souvenirs reviennent, en une
journée. Emma en eaux troubles, face à ses plaies, n'échappera
pas au retour à soi.
L'écriture de Michèle Lesbre, dont c'est ici le septième
roman, manque un peu d'ambition pour servir un thème aussi
riche, mais exigeant, que la résurgence de blessures
fondatrices. Qu'on en juge par la faiblesse de certaines
images : "le monde avait la tiédeur de son sein, et aussi sa
douceur", "la silhouette de Paul avait la fragilité des
bonheurs fugitifs", "un mur [de Berlin] imbécile qui découpait
la vie des gens comme un boucher tranche la viande". Comme
dirait l'écrivain flamand Hugo Claus, "quand on traite d'amour
et de mort, il faut des mots à la hauteur de cette intensité"
(Le Monde des Livres, 21/03/03). Le Boléro de Ravel, qui
donne son nom au roman, est la musique du second été dans la
Loire. Un leitmotiv un peu grossier, qui réapparaît sans cesse,
et dont le parallèle entre sa montée en puissance dramatique et
l'évolution de l'histoire n'est que trop souligné. Dès la page
55, l'auteur nous prévient : "[…] c'est ainsi que se termine le
Boléro de Ravel, on n'y peut rien. C'est une fin abrupte, sèche
comme un abandon." Ce court roman pose plus de questions qu'il
n'apporte d'éclairages sur ce qui fait le terreau d'un être, et
sur ce qui se joue à mesure que l'on s'éloigne d'un traumatisme
pas digéré. Dommage que sa délicatesse nuise à sa force. •
(Mort d'un silence, Clémence
Boulouque, Gallimard)
In memoriam
Clémence Boulouque a treize ans lorsque son père se tire
une balle dans la tête, un soir de décembre 1990. Un père pas
tout à fait comme les autres : c'était Gilles, c'était "le juge
Boulouque", en charge de l'enquête sur les attentats parisiens
de 1986. Victime de sa mission.
Impossible, à même pas dix ans, de comprendre le monde
adulte. Quand la petite Clémence apprend que son père va
prendre de nouvelles fonctions et intégrer la chambre
antiterroriste, elle est en vacances en Autriche avec ses
parents. A son retour, ses J'aime Lire de l'été l'attendent,
fidèles au poste. En septembre, des bombes éclatent dans Paris.
On confie le dossier à Gilles Boulouque. Fin septembre, la
petite famille repart en Autriche. "Les attentats m'effrayaient
finalement bien moins que le décollage de l'avion." C'est
quelques semaines après que, pour la petite fille, les choses
commencent à prendre un tour étrange : on lui explique que des
gardes du corps vont assurer la sécurité de son père. Par
précaution. A mesure que l'enquête avance, il devient de moins
en moins présent. En mars ont lieu les arrestations des membres
du réseau Fouad Ali Saleh et le juge commence à être médiatisé.
"Tout était déjà anormal ou allait le devenir à jamais,
pourtant flottait encore une sorte d'incrédulité." Puis vient
l'affaire Gordji. Employé de l'ambassade d'Iran en France,
Wahid Gordji refuse pendant plusieurs semaines de comparaître
devant le juge. La crise conduira à la rupture des relations
diplomatiques entre la France et l'Iran. Cet été-là, pour
Clémence, la crise politique est surtout synonyme d'un départ
en vacances sans cesse reporté… Gordji accepte finalement
d'être interrogé. Soupçonné d'être impliqué dans les attentats,
il ressortira pourtant libre du bureau du juge et sera expulsé
en Iran. La presse flaire une manœuvre politique visant à
négocier la libération des otages français prisonniers au
Liban. "Si Gordji était une monnaie d'échange, le juge devenait
un pantin. […] C'est peut-être ce dimanche soir que la douleur
a déferlé. Les jours ont défilé. Le visage de mon père avait ce
teint translucide de pâleur."
La douleur ne cessera jamais de s'amplifier dans les années qui
suivront. Ni la peur, ni les menaces, ni les gardes du corps.
Jusqu'à ce soir du 13 décembre 1990 où une autre douleur
prendra violemment la place de tout ce qui, pour la petite
fille, n'aurait pas dû exister. Et voilà l'absence. "Tout
tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce
sentiment tenace d'avoir supporté tant de peurs, tant de
contraintes, tant de petites égratignures et de frustrations
pour en arriver là, sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls."
Le livre de Clémence Boulouque n'est ni une confession intime,
ni un portrait du père disparu, ni un brûlot contre ceux par
qui le malheur est arrivé. Onze ans après le drame, elle trouve
simplement les mots pour évoquer son histoire, l'histoire de la
fin des années 80, et renouer avec sa mémoire. La nôtre souvent
fait défaut. Si on se souvient de la vague des attentats
sanglants à Paris en 1986, on se rappelle plus rarement le nom
du juge saisi de l'affaire et sa fin tragique. "Mon père a eu
le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent
pas l'histoire, une existence brève puis soufflée." Mort
d'un silence vaut aussi pour cela : nous donner
indirectement à réfléchir sur la valeur de l'information et sur
sa médiatisation, si dense au moment des faits, et qui a une
telle propension à l'évaporation… Mais là n'est pas d'abord le
propos de Clémence Boulouque : "Je ne parle que de cela. De mes
yeux d'enfant sur son regard perdu." Et puis de ce long et
improbable apprivoisement du manque. Ressentir, accepter
l'absence passe parfois par des constats cruellement simples :
"Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six jours, j'aurai
passé plus de la moitié de ma vie sans lui." A travers ce
récit, beau et touchant, une jeune femme dit qu'elle est
maintenant prête à avoir un jour vingt-six ans, onze mois et
sept jours.•
(La Tête en bas, Noëlle Châtelet,
Seuil-Points)
Paul, approximativement
Naître Denise et renaître Paul, quarante ans plus tard.
Quand la nature a refusé de décider pour vous, quand elle vous
a fait à la fois femme et homme, alors s'engage la plus
douloureuse des conquêtes de soi.
C'est le récit d'un combat pour la vie. Un combat d'un genre
particulier, et l'expression n'est pas choisie par hasard. Ce
"genre particulier" n'est ni féminin, ni masculin, il est les
deux à la fois, il n'est rien. Paul a mis quarante ans à
oublier le nom dont l'avaient baptisé ses parents : Denise.
Quarante années à se "cogner contre les barreaux du monstre en
cage". La petite Denise, déjà, avait les cuisses plus fermes
que les autres filles de son âge, et plus de goût pour grimper
aux arbres que pour bercer ses poupées. Quand les gens du
village se pâmaient devant la finesse du "beau petit garçon" en
pantalon de golf, Denise et sa mère pouffaient de rire,
complices et peut-être un peu faussement naïves aussi. Puis la
voix de Denise est devenue voilée, plus grave, puis un duvet a
assombri la ligne de sa lèvre supérieure. Et puis une nuit, un
"messager" est venu voir Denise : "Il m'a laissé en présent aux
portes de mon corps un peu de sa lance glorieuse". Aux portes
de son corps, là où d'autres lèvres très inférieures
s'acharnaient à ne revendiquer la féminité de Denise que dans
un balbutiement. Et dans l'impasse. Paul alors s'éveille et ne
cessera plus de vouloir naître au monde.
La lutte de cet être à la recherche de son identité sexuelle et
de son identité tout court, Noëlle Châtelet la traduit en mots
très justes et sensibles. Ce n'est sans doute pas par hasard si
elle a choisi le "je" pour mener ce récit né des confessions
d'un certain "Mr XY", hermaphrodite, que l'auteur a rencontré
pour les besoins d'une enquête qui a donné lieu, en 1998, à
Corps sur mesure (Le Seuil). Au-delà de l'histoire de
Paul, de sa souffrance et de la folie à laquelle il tente
d'échapper, La Tête en bas fait immanquablement écho en
chacun d'entre nous. Le personnage de Paul, d'ailleurs, dans sa
propre rédemption, n'est pas sans dimension christique : "Flore
avait donc raison. On vient vers la lumière qui entoure mes
paroles et mes gestes. On vient vers ma clarté. J'attire les
malheureux, les laissés-pour-compte, les paumés, les estropiés
de l'âme. Je les attire malgré moi, sans comprendre pourquoi,
comment, car le malheureux, le laissé-pour-compte, le paumé,
l'estropié de l'âme, n'est-ce pas moi d'abord, n'est-ce pas moi
surtout ?" La réponse est peut-être non. Paul souffre d'être un
"jeune homme approximatif" et comme la nature n'a pas tranché,
il finira par demander au sclapel de le faire, dans sa chair,
en débarrassant son torse d'une poitrine devenue insupportable
puisqu'il l'a décidé : c'est un homme. Mais de quelles
approximations ne souffrons-nous pas tous, peu ou prou ? Quelle
identité sommes-nous sûrs de pouvoir revendiquer ? Paul, lui,
bien sûr, n'a jamais eu l'occasion d'en être dupe. Cruelle
différence. •
Textes parus sur le site E-novateur
Lecture d'automne
A mourir pour mourir, il a choisi l'âge tendre. Stig
Dagerman a tout juste plus de trente ans quand il se
désolidarise de la "population du globe", en 1954. Sans doute
cette dernière avait-elle trop écrasé "l'unité autonome" de son
être. Deux ans plus tôt, Dagerman écrit une dizaine de pages
sur le désespoir et la liberté.
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : le
titre est aussi long que le livre est court. Une dizaine de
pages seulement, découvertes en 1981, vingt-sept ans après le
suicide de leur auteur, et publiées en France par Actes Sud. Un
de ces livres que l'on achète à coup sûr si le hasard les met
sur notre route : si beau titre, si peu cher, si rapide à lire.
Trois arguments imparables, comment résister ? Stig Dagerman,
pourtant, on ne connaît pas. Mais on aura bien le temps de
s'intéresser à son cas plus tard. On s'installe alors dans un
café, c'est l'automne de préférence (un titre pareil aurait-il
retenu notre attention en plein mois de mai ?). A peine le
temps de passer commande, notre lecture est déjà presque finie.
La conso arrive alors à point pour nous permettre de
recommencer : "Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être
heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit
une errance absurde vers une mort certaine ne peut être
heureux."
C'est sur cette phrase au constat simple, presque clinique,
que Dagerman entame sa démonstration - ou devrions-nous dire,
sa confession ? Jeune écrivain à succès, journaliste,
anarchiste, Dagerman décrit les mécanismes de son mal-être. Les
cas où l'être humain a besoin de consolation sont infinis. Plus
que tout, c'est son talent qui mine l'écrivain, car même
l'écriture est incapable de faire sens : "Etant donné que je
cherche à m'assurer que ma vie n'est pas absurde et que je ne
suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots en un
livre et je l'offre au monde. En retour, celui-ci me donne la
richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien faire
de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer au
progrès de la littérature - je ne désire que ce que je n'aurai
pas : confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du
monde." Ce qui aurait pu être la consolation suprême ne fait
que confirmer sa solitude. A vrai dire, une seule consolation
peut faire que l'homme entrevoie le bien-être : "celle qui me
dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être
souverain à l'intérieur de ses limites." Et quand le miracle se
produit, il consiste en "la découverte soudaine que personne,
aucune puissance, aucun être humain, n'a le droit d'énoncer
envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à
s'étioler." Mais au milieu d'un vingtième siècle qui a déjà
connu deux terribles guerres et pas mal d'idéologies
dévastatrices, le miracle ne se produit que rarement. Difficile
de se soustraire au poids du monde, de son organisation, de ses
"blocs" . Difficile d'éprouver que l'on est un être à part
entière, une fin en soi, que l'on "repose en [soi]-même comme
une pierre sur le sable", selon la très belle formule de
Dagerman.
Et puis il y a le temps, qui nourrit l'angoisse. Le temps,
dont il faut se débarrasser si l'on veut espérer dépasser le
désarroi : "Ma vie n'est courte que si je la place sur le
billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées
que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres
auxquels j'aurai le temps de donner le jour avant de mourir.
Mais qui me demande de compter ? Le temps n'est pas l'étalon
qui convient à la vie." Là encore, le savoir est une chose,
l'éprouver en est une autre. Quand Dagerman entrevoit la
lumière, ses paroles sont celles d'un sage inébranlable : "Non
seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie
toute relation entre celui-ci et la vie", "Une vie humaine
n'est pas une performance, mais quelque chose qui grandit et
cherche à atteindre la perfection". Mais l'instant d'après, le
mal-être reprend le dessus et la désillusion du vivre au monde
est trop prégnante. Ne reste alors que le souvenir de la
consolation, et c'est parfois trop peu pour continuer un
chemin. •
• Stig Dagerman - Notre besoin de
consolation est impossible à rassasier (texte de 1952,
traduit du suédois par Philippe Bouquet. Actes Sud, 1993 pour
la dernière édition, 20 p., 4 €)
Louis Guilloux, le refus du mensonge
Est-ce le sang des poilus répandu dans les tranchées qui
a donné son titre au plus célèbre roman de Louis Guilloux,
Le Sang noir ? A moins qu'il ne faille reconnaître dans
cet adjectif la corruption de l'humeur vitale qui coule dans
les veines du médiocre.
On dit de Louis Guilloux (1899-1980) qu'il est en France
l'un des écrivains les plus représentatifs de
l'entre-deux-guerres. Comprenez que ses livres sont le reflet
sensible d'une époque qui a saigné à blanc les espoirs et les
illusions du "petit peuple", par sa violence tant économique
(la crise sévit en 1929), que politique (la Grande Guerre fait
1,4 million de morts en France, les totalitarismes gangrènent
l'Europe). Mais les livres de Louis Guilloux, s'ils sont ancrés
dans leur temps, le dépassent très largement : ils nous parlent
des hommes. Si l'on doute de la modernité de son œuvre, il
n'est qu'à relever cette petite phrase lâchée par Babinot, le
bibliothécaire du Sang noir, certain d'avoir reconnu en
deux pauvres permissionnaires écoeurés de la guerre, des
espions allemands : "Non seulement l'accent y était, mais
aussi… l'odeur". Le bruit, l'odeur : voilà qui nous
rappelle une autre petite phrase pas si ancienne.
C'est donc en 1935 que paraît Le Sang noir. L'action
se déroule en 1917, dans une petite ville loin du front
(Saint-Brieuc, ville où l'auteur a vécu une grande partie de sa
vie). Mr Merlin est professeur de philosophie, mais c'est sous
le sobriquet de Cripure que l'on désigne cet être déformé par
l'acromégalie, toujours flanqué de sa peau de bique, et qui
partage sa vie avec ses petits chiens et Maïa, sa goton de
femme, seconde du nom. La première, Toinette, est partie avec
un officier blond, il y a déjà bien des années. Toinette, seule
plaie encore ouverte dans le cœur de Cripure. Pour le reste,
l'homme est revenu de toutes ses illusions et de ses révoltes.
A l'heure où la révolution bourdonne à l'Est, Cripure est déjà
trop las. L'adepte de la Critique de la raison pure
(dont les potaches ont fait Cripure de la raison tique,
d'où Cripure) a beau frapper du poing sur la table pour se
persuader que "la vie est une affirmation de soi-même",
il n'en est pas moins une figure (sublime) de la désillusion.
Face à la bêtise et à la mesquinerie qui l'entoure, Cripure
n'est même pas en mesure de trouver mieux dans un miroir.
"Tant qu'il avait cru mépriser le monde, comme il avait été
fort ! Mais le monde se vengeait. Cripure mesurait aujourd'hui
combien il lui avait été facile de se poser en adversaire. […]
il découvrait que le mépris n'était plus possible, excepté le
mépris de soi." Enfermé dans les limites de son être,
Cripure l'est tout autant que les autres : voilà son drame.
"Ce qu'il y avait d'intolérable, c'est que c'était toujours
l'épicier qui était l'épicier, l'avocat, l'avocat, que M.
Poincaré parlait toujours comme M. Poincaré, jamais par
exemple, comme Apollinaire et réciproquement… Et Cripure comme
Cripure."
Comme Cripure : c'est-à-dire seul, en proie à un profond
doute permanent que masquent à peine son cynisme et son
aigreur. Cripure, obsédé par l'imposture, jusqu'à se demander
si sa haine de la bourgeoisie n'est pas une façon de se cacher
"un certain amour des choses faciles et basses".
Pourtant, comment vivre en étant totalement lucide ou plutôt,
totalement honnête ? "Il faut dire la vérité, mon cher,
quoique la vérité soit votre poison", se dit-il après
quelques verres d'Anjou.
A travers Cripure, Louis Guilloux traque le mensonge et sa
forme la plus banalement répandue : l'hypocrisie, envers soi,
envers l'autre et de la part d'une société qui condamne
l'individu au silence, ou à la folie. "Et c'était cela
qu'ils appelaient la vie de famille, la douceur du foyer et
autres ordures ! Quand on comprenait sur quelle somme
d'hypocrisie et de méchanceté reposait ce qu'ils appelaient un
monde… Car bien entendu, une scène de ce genre, aussi triviale,
c'était au nom des choses nobles qu'ils prétendaient la
justifier, au nom de l'amour, comme la guerre au nom du
Droit." Cette guerre qui commence, au moment du roman, à
faire bien plus de morts que l'amour de la patrie ne permet
d'en supporter. Les pères ont beau perdre leurs fils, on se
salue toujours le matin en se disant : "comment va la France
?". L'amour de la patrie !
Autour de Cripure gravite une galerie de personnages
édifiants. Guilloux fait une peinture sociale et psychologique
avec l'art d'un Proust, humour compris. Personnages principaux
ou figurants d'arrière-plan, aucun n'échappe à l'intelligence
de son regard. Ainsi la caissière du café Machin : "A la
caisse, comme sur un trône, une grosse femme blonde, armée en
manière de sceptre d'un racloir à monnaie, promenait sur
l'assistance le regard sévèrement idiot d'une poule qui
couve." Plus ou moins méprisables, un Nabucet, un Babinot,
un Kaminsky déclinent les figures de la médiocrité. A côté
d'eux, Lucien Bourcier et Simone ont au moins l'audace de leurs
rêves : la révolution communiste pour le premier, qui part en
Russie, une vie parisienne et indépendante pour la seconde, qui
quitte ses parents, Les Liaisons dangereuses dans sa
valise. Mais sont-ils à l'abri de l'illusion ? Non, bien sûr.
S'ils fuient la petitesse de leur milieu, c'est pour un autre
embrigadement. Leur porte de sortie, dans le fond, n'est qu'un
leurre. Au milieu d'eux, et pour tous ceux-là, Cripure n'est
qu'un vieil homme un peu "toqué". Sa révolte pessimiste, son
refus du mensonge sont bien sûr ceux de Guilloux, autant que
ceux de Georges Palante, premier maître de l'écrivain et modèle
de Cripure.
Magnifiquement écrit, Le Sang noir est à la fois un
délice de lecture et une vertigineuse plongée dans la condition
humaine. Faut-il rire ou pleurer de ce monde qui a "inventé le
drugstore en réponse à Auschwitz"* ? A chacun de voir. Notre
seule certitude est cette évidence murmurée par Cripure dans un
accès de lucidité avinée : "Je suis l'un d'eux !" •
* Entretien avec François Bourgeat, 1977.
• Louis Guilloux - Le Sang noir
(Gallimard, 1935. Coll. Folio, 631 p, 1980)
On n'est jamais trop BD…
Quel point commun entre Titeuf, Corto Maltese et
Lapinot ? La BD, bien sûr ! Mais ici comme au cinéma, il y a
les superproductions et les œuvres d'art et d'essai.
L'Oubapo est à la bande dessinée ce que l'Oulipo est à la
littérature : une école de création sous la contrainte. Les
disciples de François Le Lionnais et de Raymond Queneau
continuent, par leurs travaux, d'explorer les potentialités du
texte auquel auquel on tord le cou ; plus de quarante ans que
ça dure. L'Oubapo, Ouvroir de BAnde dessinée POtentielle, a
commencé officiellement ses travaux fin 1992 sous la férule de
Thierry Groensteen, et livre quatre ans plus tard les premiers
résultats de ses expérimentations : c'est la publication de
l'Oupus 1, chez L'Association. Un opus inaugural qui présente
comme il se doit les principes, objectifs et méthodes de
l'Oubapo, à travers la mise en œuvre d'un "premier bouquet de
contraintes". Où l'on découvre les jeux des Oubapiens -
hybridations, rétrécissements, palindromes, et autres
itérations iconiques - dont on se gardera bien ici d'énoncer
les règles : les amateurs se procureront cette bible pour la
modique somme de 65 francs de l'époque. Imaginons simplement
que la nature même de la bande dessinée - texte, images, scènes
narratives - permet de s'imposer nombre de contraintes autour
desquelles les orfèvres oubapiens peuvent s'en donner à cœur
joie.
En 2000 paraît l'Oupus 3 (le programmé Oupus 2 ayant pris du
retard), après la publication dans Libération des exercices
estivaux du petit groupe sous le nom des Vacances de l'Oubapo.
Et voilà que le printemps 2003 nous offre l'Oupus 2, un assez
conséquent ouvrage rassemblant les productions de la joyeuse
bande. Qui sont-ils ? Killoffer, JC Menu, Lewis Trondheim, Anne
Baraou, Etienne Lécroart, François Ayroles et quelques autres.
Tous contribuent par ailleurs à remplir régulièrement les
rayons BD de vos librairies préférées, selon un rythme plus ou
moins stakhanoviste. Tous publient chez L'Association, cet
éditeur par lequel passe depuis plus de 10 ans maintenant une
bonne partie de ce qu'on n'a pas tardé à baptiser le
"renouveau" de la bande dessinée.
Parmi les récentes parutions, Le Cycle, d'Etienne
Lécroart mérite une mention toute spéciale. Ses 38 pages
rassemblent à elles seules plusieurs techniques oubapiennes au
travers d'un récit quasi philosophique sur la bande dessinée.
Car après tout (ou avant tout), qu'est-ce donc que ce 9ème art
? Un "art séquentiel", selon la définition de Will Eisner. Un
principe narratif dans lequel des cases - des séquences
narratives - succèdent à d'autres cases, le lecteur faisant
lui-même une partie du travail au moment où son regard, passant
d'une case à l'autre, crée la temporalité (de même, le café
lyophilisé ne devient vraiment café que grâce à l'eau chaude…).
Le Cycle se propose précisément d'interroger la nature
de la bande dessinée. Que délimitent ces cases ? Pourquoi cette
lecture de gauche à droite ? Comment cette cohabitation de
texte, d'images et de contextes ? Dans ce poilant récit, nous
retrouvons le Pr Figusteau et ses deux acolytes, Melle Anne et
Robert Marmouset, dont on avait découvert les premières
élucubrations dans Cercle vicieux (2000), un exercice
oubapien en forme de palindrome. Cette fois, le Pr Figusteau
fait une découverte majeure : "Ça y est ! Le cycle vient de
commencer ! Plus de deux ans que j'attendais ça !" Le cycle ?
Une nouvelle BD, bien entendu. "M. Marmouset ! Ne vous faites
pas plus sot ! Que voyez-vous là ? […] Un trait noir ! La
prémisse que j'attendais ! Le signe de la naissance d'un
nouveau cycle. C'est par lui que tout débute. Toujours !" Le
premier trait noir de la première case. Figusteau se lance
alors dans une savante expérience sur la matière même de ce qui
le constitue, lui qui peuple parmi tant d'autres ce vaste monde
bigarré qu'est la bande dessinée. Suivez-le, vous ne serez pas
déçu du voyage. •
• Etienne Lécroart, Le Cycle
(L'Association, collection Mimolette, 6 €).
• Etienne Lécroart, Cercle Vicieux (L'Association, collection
Mimolette, 6 €).
• Les Oupus de l'Oubapo (chez L'Association) :
OuPus 1, janvier 1997, 65 F.
OuPus 3 - Les Vacances de l'Oubapo, octobre 2000, 65 F.
OuPus 2, mars 2003, 26 €.
• Pour une approche théorique de la BD, voir l'essai de Scott
McCloud, L'Art invisible (Vertige Graphic, 1999, 99
F).
Nuit d'ivresse
"Qui a soif me suive !" Il est des invites plus difficiles à
décliner. Sous ses airs de vaste foire nocturne, La Grande
Beuverie de René Daumal tient pourtant plus du parcours
initiatique que de la virée d'ivrognes.
Dans la fumée épaisse d'une salle de café, une nuit, un bien
étrange théâtre prend place. Le nombre des buveurs est
incertain, contrairement à leur envie de boire et à leur
solitude. Quand une voix surgie de nulle part se met à proférer
d'étranges paroles aux relents de sagesse, elle ne parvient
qu'à provoquer de faibles sursauts dans les discours embrumés
des éthyliques. Cette voix de derrière les fagots, c'est le
vieux Totochabo, une espèce de messie, trublion du verbeux
silence : "Mais les usages rhétoriques, techniques,
philosophiques, algébriques, logistiques, journaliques,
romaniques, artistiques et esthétchoum du langage ont fait
oublier à l'humanité le véritable mode d'emploi de la parole."
Nous y voilà. L'auteur, qui est aussi le narrateur, pose avec
La Grande Beuverie la question du rapport des mots et de
la pensée à la réalité. Le narrateur, qui est aussi l'auteur,
prend pour cela le prétexte de délires oniriques d'une nuit
d'ivresse où le lecteur foule successivement trois territoires
: les sables mouvants de tristes soûlographes, les paradis
artificiels des "Evadés", qui "font oublier jusqu'au nom de la
soif", et une terre de rédemption où l'on entrevoit que c'est
au seul prix de l'honnêteté intellectuelle que l'homme peut
atteindre "l'état adulte". Vaste programme que René Daumal met
en œuvre à travers un texte pétri d'humour.
Daumal met un point final à La Grande Beuverie en 1936,
cinq ans après avoir commencé l'écriture de ce texte qui peut
se lire, si l'on s'intéresse à son auteur, comme une profession
de foi et un inventaire. Après s'être adonné, à moins de vingt
ans, aux expériences les plus extrêmes, en compagnie d'un Roger
Vailland ou d'un Roger Gilbert-Lecomte, dans le but d'atteindre
un niveau de "conscience poétique" supérieur (le topo classique
: alcools et drogues diverses), après l'aventure éphémère du
Grand Jeu (1928), revue littéraire qu'on a rapprochée du
surréalisme, Daumal rencontre Alexandre de Salzmann, disciple
de Gurdjieff. La révélation est de taille : "Je vois que le
savoir caché dont j'avais rêvé existe dans le monde et qu'un
jour je pourrai, si je le mérite, y accéder. Je commence à
réviser mes valeurs et à remettre de l'ordre dans ma vie." Le
retour à la réalité : toute la portée de La Grande
Beuverie est là. On peut regretter, vu d'ici, les années
précédant la prise de conscience de Daumal. Sans nul doute
sont-elles pour beaucoup dans la disparition prématurée de
l'homme, à trente-six ans, en 1944, lâché par ses poumons. Mais
c'est une autre histoire. Après tout, chez l'humain, le nombre
des années ne garantit pas l'inflation de la valeur et le
Christ avait bien rempli sa mission à trentre-trois ans. Bref.
Revenons au texte.
Après un début de soirée de lever de coude intensif, la
deuxième partie de La Grande Beuverie, "Les paradis
artificiels", décrit, de l'aveu même de l'auteur-narrateur,
"l'existence fantomatique des Evadés". Qui sont-ils ? Ceux qui
parviennent à échapper au désarroi aviné d'hommes et de femmes
"qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute
de direction, sont ballottés dans la saoulerie, abrutis de
boissons qui ne rafraîchissent pas." Le royaume des Evadés,
vous l'aurez compris, c'est notre bonne vieille société
organisée où chacun endosse la costume qu'on lui a taillé avec
plus ou moins de bonne volonté. Dans l'univers de La Grande
Beuverie, on l'appelle "l'Infirmerie", et elle se loge
juste au-dessus de la salle de café. Le narrateur en fait la
visite, guidé par un infirmier. Défilent alors sous les yeux
gourmands du lecteur les portraits successifs de tribus plus
étonnantes les unes que les autres. Il y a d'abord les
Bougeotteurs. Le guide-infirmier : "C'est toujours, dit-il, du
pareil au même. Il y en a qui jouent aux échecs, d'autres aux
boules, d'autres au poker d'as ou au bilboquet, mais c'est
toujours la bougeotte qui les tient. Ils croient qu'ils ont
réussi à sortir de notre établissement. Ils le croient si bien
qu'ils arrivent à être partout sauf dans leur peau. Parfois il
y en a un qui par hasard, parce que ça se trouve sur son
chemin, passe par sa peau et s'y empêtre et la reconnaît ;
alors il se fait le plus souvent sauter la cervelle."
Il y a ensuite les Fabricateurs d'objets inutiles : "Tout leur
sert à fabriquer. J'en ai même vu qui parvenaient à rendre
inutilisables les choses les plus utiles et cela s'appelle dans
leur langue le triomphe de l'art." Les Fabricateurs de discours
inutiles sont une sous-catégorie de ces derniers : ce sont les
Pwatts, les Ruminssiés et les Kirittiks. Comme notre narrateur
ne comprend pas tout aux subtilités du monde qu'il découvre, il
a régulièrement recours à son dictionnaire de poche, ce qui lui
donne l'occasion d'apprendre la signification de mots inconnus,
par exemple "lyrisme" : "Dérèglement chronique de la hiérarchie
interne d'un individu, qui se manifeste périodiquement chez
celui qui en est atteint par un besoin irrésistible, dit
inspiration, de proférer des discours inutiles et cadencés. N'a
rien de commun avec ce que les anciens appelaient lyrisme, qui
était l'art de faire chanter la lyre humaine préalablement
accordée par un long et patient travail."
Après les Fabricateurs, il découvre les Explicateurs, qui sont
de deux types : les Scients et les Sophes. "Les Scients
prétendent que leur nom vient du latin scire, sciens, de même
que le mot science, et qu'il est synonyme de savants. En
réalité, il s'apparente à scier, les Scients s'occupant
principalement à tout scier, hacher, pulvériser et dissoudre.
Les Sophes font venir leur nom de Sophie, qui est leur déesse,
célèbre par ses malheurs et ses avatars. On a prouvé qu'en fait
le mot n'était qu'une corruption de "sauf", surnom que les
sages leur donnaient jadis pour résumer certaines devises qu'on
leur attribuait par dérision, telles que : "je sais tout,
sauf que je ne sais rien", "je connais tout, sauf
moi-même", "tout est périssable, sauf moi", "tout est
dans tout, sauf moi", et ainsi de suite." La visite de
l'Infirmerie continue et les surprises font place aux
étonnements. Le clou du spectacle étant la rencontre avec les
dieux des Bougeotteurs, des Fabricateurs et des Explicateurs :
les Archis. Ceux-ci "buvaient des yeux les gestes d'adoration
que faisaient vers eux les gens d'en bas. Ils semblaient se
nourrir de rien d'autre et s'engraisser d'entendre citer leur
nom."
Après cette étrange immersion dans un monde où toute
ressemblance avec des personnages existants serait évidemment
fortuite, le narrateur retrouve le ferme plancher du tripot.
Mais tout le monde est parti. Ne reste plus qu'une salle vide
encombrée de cadavres de bouteilles et de pleins cendriers. "La
lumière ordinaire du jour", troisième partie de La Grande
Beuverie, peut tenter de briller. La lumière ordinaire,
simple et claire. Voici le narrateur revenu de sa beuverie et
de ses illusions. La mise à nu peut commencer. Pourtant la nuit
n'est pas finie et il ne s'agit pas de mourir en attendant le
jour. Alors il se met à faire un feu et à tout brûler,
jusqu'aux fondements de sa propre maison. Le voilà prêt à
repartir alors, sur une dernière phrase : "Il y avait beaucoup
de choses à faire pour vivre."
Bien sûr, en refermant La Grande Beuverie, une seule
question très personnelle se pose : lequel des trois
territoires décrits par Daumal, sables mouvants, paradis
artificiels ou état adulte, contribué-je aujourd'hui à peupler
? "Savoir d'où chacun venait, en quel point du globe on était,
ou si même c'était un globe (et en tout cas ce n'était pas un
point), et le jour du mois de quelle année, tout cela nous
dépassait." Cette phrase, l'une des premières du livre, revient
- ou ses variations - plusieurs fois dans le récit. Comme un
appel à la lucidité. Lire La Grande Beuverie, c'est
peut-être avant tout accepter de polir du regard le miroir
d'une salutaire conscience de soi.•
• René Daumal, La Grande Beuverie, éditions
Gallimard, 1938, nouvelle édition en 1966. Collection
L'imaginaire.
• René Daumal, Fragments inédits 1932- 33, Première
étape vers La Grande Beuverie, éditions Eolienne,
1996.
Armand Robin, homme de parole
Deux ouvrages mi-poétiques, mi-politiques : La Fausse
Parole et Expertise de la fausse parole.
Contrairement aux apparences, le second précède le premier.
C'est précisément contre ces apparences que se bat Armand
Robin. Armé d'une simple radio et d'un esprit éclairé, il
démonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la
majestueuse entreprise de propagande qui tente de noyer le
monde.
Patrick McGoohan avait-il lu La Fausse Parole ? En 1967,
McGoohan incarne le célèbre "n°6" de la série Le
Prisonnier, à laquelle il ne faudra que 17 épisodes pour
devenir culte. Il est également le concepteur de la série, et
un de ses scénaristes. Le Prisonnier est une étrange
fable : un ancien agent secret britannique est drogué, enlevé
et se réveille dans une réplique de son appartement londonien,
au beau milieu d'un village très spécial, isolé au bord de la
mer. Ses habitants n'ont pas de nom, juste un numéro, et un
sourire jusqu'aux oreilles pour la plupart. "Bonjour chez vous
!" : voilà le répétitif salut dont ils se gratifient à chaque
fois qu'ils se croisent. La fuite est impossible : le "Rôdeur",
une kitschissime boule blanche, est un omniprésent chien de
garde (d'où l'expression boule-dog). Toute la journée, des
haut-parleurs vomissent de lénifiants propos destinés à
maintenir le Village dans son état somnambulaire. Le chef du
Village est "n°2". Tour à tour, les "n°2" se succèdent pour
tenter de proposer à "n°6" un marché : la liberté contre les
secrets qu'il détient. Tout cela pour le compte d'un "n°1"
invisible. Mais "n°6" résiste et ne lâche rien, bien qu'il soit
soumis aux expériences scientifiques les plus innovantes en vue
de le faire parler. Il résiste, il résiste et il le clame à
chaque épisode : "Je ne suis pas un numéro, je suis un homme
libre !"…
Vingt ans plus tôt, Armand Robin passe ses nuits l'oreille
rivée à son poste de radio, à écouter le monde. Cet homme, qui
parlait une vingtaine de langues, rédige alors des chroniques
pour le journal Combat. Expertise de la fausse
parole(*) rassemble trente d'entre elles, parues entre
septembre 1947 et mai 1948. C'est évidemment, juste après le
second conflit mondial, déjà l'époque d'une autre guerre dite
froide où l'on s'affronte sur le terrain de l'idéologie. Il y a
l'Est et l'Occident. Le communisme et le capitalisme. Pendant
que les blocs se forment et se consolident, comme Cézanne
peint, Robin écoute, c'est presque sa raison d'être : l'URSS,
la Pologne, l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, les
Etats-Unis, la Finlande… Au-delà de ce qui aurait pu n'être
"que" une immense revue de presse internationale, il en ressort
une véritable dissection des mécanismes de la propagande dans
l'immédiate après-guerre. Mais comme Robin est aussi poète, on
n'a nullement l'impression, en le lisant, de se trouver devant
une brillante analyse du Monde diplomatique, mais
presque parfois devant un conteur qui vous dévoile la folle
histoire des Hommes qui, assoiffés de pouvoir, ont entrepris
"la mise à mort du Verbe". Cette impression est d'autant plus
forte à la lecture de La Fausse Parole(**), essai sur la
propagande rédigé dans une langue très poétique et personnelle.
Quel rapport avec Le Prisonnier ? Justement cet
univers très personnel, cette manière de faire se côtoyer la
démonstration intellectuelle et la fable. Et puis bien
évidemment, le sujet : "n°6" se bat pour sa liberté dans un
monde recréé de toutes pièces. Mais contre qui et contre quoi
précisément ? Il ne le sait pas ! "n°1", l'ennemi symbolique,
demeure invisible et sans nom. Les haut-parleurs sont bien sûr
le symbole même de la propagande. Et les "n°2", qu'ils soient
plutôt sympathiques ou complètement sadiques, n'ont qu'un but
en s'acharnant à faire parler "n°6" : le pouvoir. Et pour cela,
ils y mettent les moyens, expériences scientifiques dernier cri
comprises. Tout cela est très exactement décrit chez Robin : la
création d'une réalité ex-nihilo par la propagande, le discours
répétitif qui ne cherche pas à convaincre mais à rendre fou, la
même soif de pouvoir justifiant le recours à la propagande, à
l'Est comme à l'Ouest… Ce qui est remarquable, c'est que Robin
analyse tous ces rapports de force au moment même où ils se
mettent en place, avec une lucidité et une intelligence hors du
commun pour l'époque. Comme preuve de sa quasi-clairvoyance, on
s'en remettra simplement à ce qu'il écrit, au tout début des
années 50, sur la télévision : "L'engin à images ne fait, pour
l'instant, que plaire ; mais, si peu qu'on réfléchisse et qu'on
ait en l'esprit le conditionnement d'ensemble de cette époque,
il est logiquement appelé à servir de redoutables opérations de
domination mentale à distance ; il ne se peut pas qu'à travers
lui ne soient tentés des travaux visant à dompter, à magnétiser
de loin des millions et des millions d'hommes." Et de résumer
ainsi la méfiance que lui inspire ce nouveau média : "La
machine à regarder peut servir à créer une variété inédite
d'aveugles". Sans commentaires.
La propagande n'est pas le mensonge qui, comme le dit Robin,
respecte la valeur de la vérité puisqu'il tente précisément de
faire admettre son contraire. La propagande est autre, bien
plus dangereuse : c'est la création d'un univers cohérent,
l'institution d'un mythe. C'est une véritable entreprise
"spiritualiste" : "Le bolchevisme n'est pas athée, il n'est pas
matérialiste : il est divin à l'envers". Robin sait le poids et
le pouvoir des mots. Il a grandi dans la Bretagne pauvre et
laborieuse d'avant la Première Guerre, il a appris à nommer le
monde en breton avant d'apprendre le français. Son roman Le
Temps qu'il fait(***) rend hommage à la dureté de la vie de
ces paysans. Le rapport à la parole et, au-delà, aux livres, à
la connaissance et donc à la liberation de l'âme, y est
omniprésent : "La belle plainte ! Travaille ! Ma parole, tu te
tracasses toute la tête depuis que tu lis tes bouquins idiots.
Travaille donc ! C'est avec ça qu'on vit". Avec ça et pas avec
des mots ; d'ailleurs les mots on s'en méfie. De cette
origine-là sans doute vient le profond respect d'Armand Robin
pour les mots, et la force de son analyse de la propagande.
Celle-ci est une prise de parole qui vise à coloniser les
cerveaux. Les proies les plus faciles ne sont pas, comme on
pourrait le penser, les "petits", mais les intellectuels et les
bourgeois. "Seuls les hommes très simples, tendant de toutes
leurs forces au non-pouvoir, disant ce qu'ils pensent et
pensant ce qu'ils disent, irréductiblement consubstantiels à
leurs paroles, animés d'une bonne volonté rectiligne, sont
innocents de ce surgissement d'éperviers mentaux, ne leur
offrant rien qui puisse les entretenir." Tous les autres sont
des clients potentiels pour les "oiseaux de proie". Aujourd'hui
encore, cela fait bien des chalands dans le grand Bazar du
Verbe et la parole d'Armand Robin n'aurait pas été une voix de
trop pour donner un peu de sens au brouhaha du monde.•
(*) Expertise de la fausse parole,
éditions Ubacs, 1990. Textes rassemblés et présentés par
Dominique Radufe.
(**) La Fausse Parole, éditions de Minuit, 1953 et
éditions Le temps qu'il fait, 1979.
(***) Le Temps qu'il fait, Gallimard, 1941 (collection
L'Imaginaire).
Résurrection d'un Mohrt
Vous êtes-vous jamais demandé ce qui pouvait se passer
dans la tête des personnages d'un roman, au-delà de ce que veut
bien en dire l'auteur ? Dans son dernier opus, Michel Mohrt
dévoile la correspondance d'êtres à qui il a donné vie il y a
près de trente ans.
En 1974, Michel Mohrt publie, chez Gallimard, Deux
Indiennes à Paris. L'histoire se passe au tout début des
années 50. Sarah Melvin traverse l'Atlantique à bord du
De-Grasse pour découvrir l'Europe, comme une adolescente
voudrait embrasser un garçon pour savoir "ce que ça fait" et
rattraper le retard qu'elle a sur ses copines. Sur le bateau,
elle rencontre Pierre, un Français désoeuvré, d'un âge plus mûr
que le sien, qui passe son temps entre la France et les
Etats-Unis. Le narrateur. A Paris, Pierre reçoit un mot de
Jessica James, une autre Américaine rencontrée à New York.
Après un tour d'Europe en voyage organisé payé par son père,
Jessica a laissé son petit frère rentrer dans le Kentucky et
s'offre de rester à Paris. Pas comme Sarah, non : pour vivre à
fond. C'est-à-dire s'amuser. C'est-à-dire boire, sortir et se
laisser courtiser. C'est-à-dire se brûler. Pierre, Sarah,
Jessica : même pas un trio amoureux, trois êtres rongés par le
vide, chacun à sa manière, plus ou moins joyeuse.
Autour d'eux, une douzaine d'autres personnages font le bal
de leurs rencontres et parfois de leur port d'attache, mais
jamais très longtemps. Le doute plane sur tous ces moments de
vie. Et le spectre du nihilisme guette le lecteur bien que le
roman ait un air de ne pas y toucher : une langue classique,
tranquille, à l'humour pince-sans-rire, qui rappelle
Montherlant. On a ainsi droit à de petites perles de cynisme.
Sur le divorce, par exemple : "C'est une épidémie. Croyez-vous
que ce soit à cause de la guerre ?", demande Sarah à Pierre.
"C'est bien possible. Les gens ont été séparés. Ils en ont pris
l'habitude." La douceur de l'écriture de Michel Mohrt ferait
presque oublier le propos pour le moins désabusé de ce livre.
Mais le thème récurrent en est bien le désappointement du
laisser-vivre. Pendant la guerre, Pierre a refusé d'être tué et
donc de se battre vraiment. L'idée de mourir le rendait
"furieux". Un sentiment qui agit comme un déclic : "Crois-tu
que l'on ne vit bien que si l'on a consenti au moins une fois à
sa mort ? J'ai lu cela quelque part. Si l'on n'a pas accepté sa
mort, au moins une fois, alors il n'y a plus qu'à se laisser
vivre, non ?" Le fin mot de l'histoire, c'est qu'il s'est déçu.
C'est sans doute pourquoi ce Pierre nous est si sympathique…
Le bonheur ? Beaucoup d'appelés et peu d'élus. Jessica n'en
veut que "la monnaie du plaisir" ; Sarah tente de tromper
l'ennui ; Pierre sait "à quoi [s]'en tenir. [Il se] laisse
vivre." Pourtant son rêve est de se réveiller à la manière du
comte de Saint-Simon, dont le valet venait chaque matin le
sortir du lit avec ces mots : "Levez-vous monsieur le comte,
vous avez de grandes choses à faire." C'est à l'espoir d'avoir
encore de grandes choses à faire que s'accroche Pierre. En
attendant, il n'y a "que l'amour. Et, autour, il n'y a rien."
Et encore, c'est qu'il veut bien s'en convaincre. Car Pierre,
seul, restera seul. Sarah, devenue baronne de Boissy
Saint-Loup, quittera rapidement l'homme mais désirera garder
son nom et son titre. Jessica, étoile filante, mourra bien
vite. "C'est dans son pays que l'on a sa place. Jessy n'avait
plus de pays." Il y a quelque chose de La Recherche du temps
perdu dans ces personnages. Le nom de Saint-Loup y est
peut-être un clin d'œil ? Mais aucune révélation, aucune
construction ne couronne le chemin de Pierre. En point de mire,
il ne demeure que l'errance de ce faux jouisseur : son
laisser-vivre.
Tout cela paraît bien sombre et pourtant ce livre est
savoureux. Moins peut-être que ne l'est le dernier ouvrage de
son auteur, Jessica ou L'amour affranchi (Gallimard, mai
2002). Il fallait y penser ou oser le faire : ce livre n'est
autre que la correspondance (partielle) entre une douzaine de
personnages de Deux Indiennes à Paris. Près de trente ans
après, Mohrt s'intéresse à nouveau à ses créatures. Et c'est
avec encore plus d'humour qu'il dépeint leurs états d'âme. Ou
plutôt qu'il leur laisse le soin de les dépeindre eux-mêmes
puisqu'ici, le narrateur n'existe plus (et pour cause) ! Il est
vrai que le seul point de vue de Pierre empêchait d'explorer
plus avant la psychologie des autres personnages. Et c'est un
délice de légèreté. Michel Mohrt invente donc le kaléïdoscope
romanesque, le feuilleté littéraire, la double épaisseur
narrative. Voilà donc du rab pour ceux qui ont aimé le premier
service. Merci monsieur. •
L'amour est un bouquin de Violette
C'est peut-être parce qu'à l'envers son nom se lit Cudel,
et que dans un village du même nom j'allais enfant rêvasser au
pied d'une vierge de pierre, que j'ai ouvert un jour un premier
livre de Violette Leduc. C'est peut-être aussi parce que son
nom sonnait comme un canular à la Marguerite Duraille et que ce
jour-là, j'avais envie de m'amuser. Ce fut raté.
L'Asphyxie, L'Affamée, Ravages, La Bâtarde, La Chasse à
l'amour… Les titres des livres de Violette Leduc n'y vont pas
par quatre chemins pour planter le décor. On a rarement fait
plus essentiel. Peut-être cette efficacité est-elle à mettre
sur le compte d'un long mûrissement de la matière avant qu'elle
ne soit pétrie par la plume artisane.
Car Violette Leduc n'est pas précisément un écrivain
précoce. Elle a presque quarante ans quand elle publie
L'Asphyxie, son premier roman, en 1946. Il lui reste alors un
peu plus de vingt-cinq ans à vivre. C'est déjà beaucoup plus
que la course contre la mort qui ne laissa au fils du docteur
Proust que quelques années pour ne pas finir son œuvre.
Violette a moins construit. A l'image de L'Asphyxie, son
écriture répond sans doute à des besoins plus primaires. Elle
est une catharsis, une analyse au cours de laquelle c'est sur
le papier que l'on couche ses mots, comme on peut aussi se
coucher tout entier sur un divan. Elle vient du ventre. Comment
pourrait-elle venir d'ailleurs, comment viendrait-elle de cette
tête si monstrueuse qu'elle en est intolérable ? "Je me regarde
dans la glace. Je supplie mon visage d'avoir pitié de moi. La
fatigue a écroulé mes traits. Comme les infirmes qui ont honte
de se déshabiller, je n'ose pas regarder mon profil." Parfois,
le lecteur croit déceler une once d'humour quand Violette
évoque son physique : "Je suis à l'aise avec la lampe qui est
sur ma table. Nos laideurs s'entendent." Mais dans le doute, il
s'abstient de sourire. Et il fait bien, le bougre, car à la
peau de Violette Leduc, la laideur colle encore moins qu'à son
esprit : "L'idée de m'éveiller chaque matin à côté d'un témoin
est une idée intolérable. Mon visage est impardonnable. Ma
laideur m'isolera jusqu'à la mort." Elle n'en démordra pas.
Elle en parlera toujours. Et tout le reste aussi parlera de
cela.
Le reste, c'est essentiellement l'amour, présent dans tous
ses livres sous ses formes les plus douloureuses : le manque,
l'attente, le déni, l'opprobre, la jalousie, l'asservissement.
Ces avatars si fréquents d'un sentiment après lequel tout le
monde court pourtant, à l'image de Clarisse, dans La vieille
Fille et le Mort, qui veut reconnaître en cet inconnu qui vient
mourir chez elle l'homme dont elle dédaigné toute sa vie la
présence. Mais le mort ne lui donnera rien en retour de ses
attentions, pas plus que de ses questions. La vieille fille et
le mort, allégorie extrême - et impitoyable - de l'impasse
amoureuse. Face à elle, l'image du terrain vague revient. Pour
Clarisse rêvant sa romance avec le mort, "les terrains vagues
sont des offrandes". Dans La Chasse à l'amour, c'est
encore dans les terrains vagues que René emmène Violette, après
qu'ils ont fait l'amour, pour lui apprendre qu'il est marié.
Une fois de plus, la voie amoureuse est sans issue et la
révélation en est faite au beau milieu d'un espace ravagé. "Les
terrains vagues sont des splendeurs, la désolation y est
illimitée. Donc somptueuse. La tempête, domptée. Les arbres ont
été enlevés au carnage. L'anonymat, absolu. C'est, à notre
choix, le commencement ou la fin d'un délire épuré." Terrain
vague : chapelle non élevée à la gloire de sainte Violette de
la Désolation…
Les écrits autobiographiques sont la majeure partie de
l'œuvre de Violette Leduc, et ses plus belles pages. La
Bâtarde a la violence d'un portrait d'écorchée vive. Le
petit monde des obsessions de Violette y est peint sans fard :
sa mère - dont la faute charnelle dégouline sur sa fille ; sa
grand-mère - "l'ange Fidéline", rédempteur ; Hermine -
l'amante, l'aimante ; Maurice Sachs - l'amour impossible ;
Simone de Beauvoir - Dieu sur terre… La Bâtarde est une
météorite qui vous percute en plein ventre : de ventre à
ventre, l'écriture trouve son chemin ; l'esprit, lui, connaît
maints états et ne sera pas toujours disponible, perméable aux
mots de Violette Leduc. Ses livres sont donc de ceux qui
s'épaississent à chaque fois qu'on les lit, qui délivrent leurs
ors à retardement. Que l'on peut presque ouvrir au hasard si
l'on cherche des perles - "Il est jeune. Il est froid. Il me
suffoque. Je ne m'appesantis pas sur ses yeux bleus. Ils sont
vides. J'ai le vertige au bord du glacier." Ou des conditions
nécessaires et suffisantes pour couper un arbre - "J'ai avancé,
je l'ai redit fermement aux briques. Je les ai observées. J'ai
vu des fentes. J'ai espéré. Les fentes sont pour la
pénétration. J'ai cru que mon chagrin se faufilerait dans le
mur. J'ai posé mes lèvres sur elles, j'ai murmuré qu'il était
mort. La phrase est revenue sur moi. J'ai été inondée de
tristesse." Des livres denses, des pavés faits d'un
amoncellement de mots rapides, nerveux, presque ingénus. Des
mots sangsues chargés du sang de l'Autre que Violette ne cesse
de décrire, de son propre sang aussi. "Quand j'ai desséché un
endroit, je m'en vais", dit l'Affamée. Quand les mots de
Violette ont desséché le monde, ils s'arrêtent. Car là est la
fonction de l'écriture. Elle était bavarde : on dit
intarissable, indesséchable. Le monde n'a pas réussi à fâner
Violette, il s'y est pourtant appliqué. Elle qui s'appelait le
"cloporte", le "désert", n'a cessé de remettre sur le métier la
toile de sa jouissance. "Je jouis trop. Je gémis. C'est fini.
Le chagrin. Il m'attendait au coin du bois." Il ne reste plus
qu'à recommencer. •
Tous les livres de Violette Leduc
(1907-1972) sont publiés aux éditions Gallimard.
Xavier Grall, l'autre "fou de Dieu"
(*)
L'homme est né en 1930 entre Brest et Morlaix. Cinquante et
un ans plus tard, c'est de l'autre côté des Monts d'Arrée et
même au-delà des Montagnes Noires qu'il finira par lever
l'encre. Entre Landivisiau et Pont-Aven, son voyage fut grand.
Meknès fut une deuxième naissance, Paris "comme un cancer au
ventre". Les textes que Xavier Grall a laissés - poèmes,
romans, essais, billets ou récits - sont une sorte de potion
magique que l'on prescrira à tous les âme-anémiques. Même une
légère posologie devrait suffire à requinquer les moins
affaiblis, et à remettre sur la bonne voie (pour ne pas dire
dans le droit chemin) les cas plus difficiles.
Commencez par Barde imaginé. En douceur. Trente-cinq
pages à peine. Rien à voir pourtant avec un traitement
homéopathique : vous constaterez rapidement la présence d'un
principe actif dans ce récit contant la marche d'un aveugle à
la recherche de son âme, guidé par son chien. Le premier effet
devrait se faire sentir avant la deuxième minute : "Le pire des
crimes, c'est le surplace, ne pas avancer, rester toujours là
comme ça, collé aux chaises et aux villes comme une glaire de
vieux. Moi je marche, je progresse. Je nomadise, j'erre, je
vais. Toute marche est une marche spirituelle." Certes,
d'autres l'ont dit avant lui. Mais celui-là a une espèce de
simplicité et de détermination dans l'écriture. Les mots sont
nets et denses. Ni pompeux, ni obscurs. On imagine les sourcils
froncés, le regard absorbé par la ligne que la main trace, à
mesure que le chien traîne l'aveugle sur les chemins. Le récit
sent la rocaille et les sous-bois, l'humus. L'humilité. Votre
cœur recommence à battre.
Laissez le sang circuler, prenez conscience que vous avez de
la veine et n'entamez la deuxième séance que le lendemain, avec
L'Inconnu me dévore. Grall l'appelle son "testament
spirituel". Une longue lettre qu'il adresse, plus de dix ans
avant sa mort, à ses cinq filles, ses "Divines". Où l'on
redécouvre ce qui se cache derrière un mot, enthousiasme :
porter Dieu en soi. L'étymologie avait donc raison. Mais
attention, le dieu de Grall ne sent pas la naphtaline ; il est
cette force à la fois centrifuge et centripète, qui pousse vers
l'autre mais exige le permanent retour sur soi. C'est un Dieu
qu'il faut avoir l'envie de suivre. "Des générations et des
générations de bigots n'ont pas réussi à barbouiller le visage
du Christ." Le pire des crimes est sans doute, pour Grall,
d'étouffer de sa graisse ce feu vivant. Viendrait ensuite celui
d'user sa propre matière en inutiles connivences. Celles qui
dilapident l'énergie et le temps, qui appauvrissent et pour un
peu, on ne s'en rendrait même pas compte. Qui fuir alors ? Les
"gens masqués", les "aveugles", les "bigots". A commencer bien
sûr par ceux - masqués, aveugles et bigots - qui veillent en
nous. Il a aimé, Xavier - sa terre, les hommes, sa femme, ses
filles, Mauriac, le Maghreb, Rimbaud, son frère Jean, le
soleil, Bernanos. Et un peu trop l'alcool et le tabac aussi,
comme quoi on peut mourir d'amour… Pourtant, flash-back sur son
austère passé : les collèges religieux ont nourri le petit
Xavier d'images effrayantes, cultivant la crainte de Dieu. "Que
de temps, que de larmes m'a-t-il fallu pour redresser ces
aberrations et découvrir sous ce ciel noir les verts
pâturages…" Mission et chemin accomplis, merci pour le carnet
de route.
Refermez le livre. Pour la suite, piochez au choix. La
poésie, les chroniques, l'essai ou le roman. Aucun risque, à
tous les coups l'on gagne. C'est le même souffle qui porte ces
quelques centaines de pages qui font l'œuvre de Grall,
l'enthousiasmé, celui que Dieu (trans)porte. Les "fous de Dieu"
ne sont donc pas seulement ceux que l'on croit. La presse a dû
se féliciter d'avoir trouvé là une expression à la hauteur des
extrémismes qu'elle voulait décrire. Pourtant elle enferme plus
qu'elle ne décrit. Plus de place pour le reste. Toute folie de
Dieu serait criminelle, tout extrémisme au nom d'un dieu serait
folie de Dieu ? J'en connais un qui se serait certainement payé
un bon coup de gueule contre ces coupables facilités que la
presse est loin d'être la seule à cultiver… Tout comme il avait
refusé(**) que sa Bretagne soit otage de l'image aux relens de
formol qu'avait créée le succès du Cheval d'orgueil, de
Pierre-Jakez Hélias. Le succès (et non véritablement le livre),
par son effet (pervers) d'inondation des esprits : reproduction
par dizaines puis centaines de milliers de l'image d'Epinal du
Breton en sabots de bois et chapeau rond. Bon pour le musée
Grévin. L'évangile selon Grall porte une autre parole :
"La fraîcheur du regard est le commencement de la sainteté." Et
il a la bonté de la distiller à chacune de ses pages. •
(*) L'expression est de Jean Bothorel,
dans un hommage paru dans Le Matin du 12 décembre 1981,
lendemain de la mort de Xavier Grall.
(**) C'est la publication, en 1977, du Cheval couché, une
réponse à Hélias, dédiée "aux peuples déracinés".
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