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Les textes ci-dessous sont parus sur le site Parutions.com.


(Alexis ou le Traité du Vain Combat, Marguerite Yourcenar. Gallimard, collection Ecoutez lire)
Finir par être soi

Il est des livres dont la lecture à voix haute révèle plus que l’autre, silencieuse, l’âme et le sublime. Alexis ou le Traité du Vain Combat est de ceux-là. D’abord, sans doute, parce que ce texte, un des tout premiers qu’écrivit une Marguerite Yourcenar à peine âgée de 26 ans, est une longue lettre et, «comme tout récit écrit à la première personne, […] le portrait d’une voix» (Yourcenar elle-même dans sa préface de 1963). Ensuite, parce que ces pages sont si belles que les entendre, dans la progression sereine d’une lecture, sans risquer d’en omettre le moindre mot, par un caprice de l’œil ou un défaut de notre vigilance, est la promesse de les apprécier vraiment.

Dans cette longue confession à sa femme, Alexis explique pourquoi il doit partir. Cet homosexuel qui se reconnaît enfin remonte en son histoire jusqu’à l’enfance pour y trouver les «premiers frémissements» de son être véritable. À la fois intimiste et distancié, pudique et sans retenue, le texte de Yourcenar est d’une sensibilité qui n’a d’égale que son intelligence, sa subtilité («Il ne se passa rien ou du moins, rien ne m’arriva.»).

Alexis ou le Traité du Vain Combat, 75 ans après son écriture, est incroyablement moderne, preuve que l’écrivain a touché au cœur de l’être, à sa fibre la plus vitale, celle de l’apprivoisement de soi. Jamais Alexis ne parle d’« homosexualité ». Yourcenar n’aimait pas ce mot et ce qu’il évoquait. «Comment un terme scientifique pourrait-il expliquer une vie ?», demande son héros. Toute la difficulté à se reconnaître, toute la souffrance parfois, de l’homosexuel est là, et l’était bien sûr au début du siècle dernier davantage encore.

C’est la voix de Didier Sandre qui donne vie à Alexis dans ce triple CD (environ deux heures). Et il « l’incarne » de belle manière. De temps à autre, quelques notes de violon et de piano ponctuent la lecture, respirations toujours bien choisies. Un beau moment assurément, en complément du texte imprimé (disponible en Folio), dans lequel il est toujours si profitable de se replonger parfois.


(Le Coeur de l'ogre, Isabelle Sorente, Lattès)
L'appétit de vivre

Le troisième roman d’Isabelle Sorente n’en est pas un. Récit, essai, théâtre… Les genres se mêlent au fil de ces pages inspirées, étonnantes. La liberté, le mal, le désir : Sorente tente une expérience «d’incarnation de la pensée».

Petite fille, Isabelle est déjà affamée de savoir et n’a de cesse de s’étonner de la force du monde. Les chiffres infinis l’ensorcellent (sa première nuit blanche, elle la passera à tenter d’assécher la réserve pourtant inépuisable des nombres), tout autant que les mains puissantes des hommes, en quoi elle croit reconnaître la vigueur d’un Barbe-Bleue qui la fascine. Puisqu’il n’y a pas de rencontres fortuites, mais seulement des inspirations déguisées en hasards, Isabelle ouvre un jour le livre de Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais. Le livre la bouleverse. Ainsi Barbe-Bleue a bel et bien existé. Ou du moins a-t-on rapproché la figure du conte de Perrault et celle du personnage historique, vaillant guerrier, compagnon de Jeanne d’Arc, maréchal de France, seigneur de toute une région et… monstrueux violeur et assassin de dizaines de jeunes garçons. « Devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le sentiment, fût-il trompeur, d'un sommet », écrit Bataille. Comment, moralement, envisager le crime comme un « sommet » ? Bataille, qui a aussi écrit, ailleurs, que Dieu est « l’innocence du mal », au-delà du mal.

Le mal, la liberté, l’appétit de vie qu’est le désir sous toutes ses formes, la foi, qui n’est peut-être qu’un de ses avatars : voilà les thèmes qui nourrissent Le Cœur de l’ogre. L’ogre, bien sûr, c’est Gilles de Rais, leitmotiv du livre d’Isabelle Sorente. L’auteur tantôt le met en scène, tantôt se met en scène à travers lui, ou en fait le point de fuite de ses réflexions. Mais l’ogre, à bien y réfléchir, est en nous à chaque fois que l’appétit vital est là. Et il peut éveiller en nous le pire comme le meilleur. Si Gilles de Rais, cette force de la nature, intoxiqué de liberté dès le plus jeune âge, est allé jusqu’à commettre de telles horreurs, en quoi, pourquoi serions-nous à l’abri ? «Monomane, Gilles de Rais partage en cela le sort des ogres contemporains traqués par les programmes de marketing, ciblés dans leurs manies et leurs désirs, nourris et gavés d’images appétitives. L’ogre moderne […], qu’il soit obèse, goinfre d’hypnose télévisée, de séries, de vidéos, client cyclothymique de bordel, avide d’antidépresseurs, gavé d’alcool, de coke, de shit, workaholic, pornoholic, pédophile voulant se divertir, harceleur moral, hooligan… Il n’y a pas plus cruel qu’un ogre monomaniaque.»

Les allers-retours que l’auteur ne cesse de faire entre le paysage actuel et l’horizon de Gilles de Rais au XVème siècle ne sont pas la moindre des forces de ce livre. Face à la vigueur de certaines pulsions, à la violence de certains comportements, quelle attitude adopter ? Individuellement, socialement ? Avons-nous seulement les yeux assez ouverts pour voir l’horreur et la beauté dans ce qui nous entoure ? Pour Isabelle Sorente, la réponse passe par le fait de «tuer la pensée raisonnable». Se défaire du « je » qui est «une glu» pour retrouver le sens du mouvement. Aller à la rencontre du mal en soi et le reconnaître, l’aimer peut-être, c’est la seule manière d’espérer le dépasser : «la conscience se révèle dans l’audace». Apologie de la métamorphose. Éloge du devenir. Isabelle Sorente prêche pour un nouveau catéchisme où Saint-Augustin et Ovide, mais aussi Heisenberg et son principe d’incertitude, porteraient la parole dynamique. Aime et fais ce que tu veux, aime et transforme-toi, aime et respire la vie, et le monde qui t’a précédé et que tu portes en toi.

Ovni littéraire, Le Cœur de l’ogre est naturellement protéiforme : récit, journal, homélie, essai, théâtre… Tous ces genres, tous ces styles se mêlent et le lecteur se promène dans l’univers très riche, très éclectique de l’auteur. Aucun narcissisme pourtant, aucune leçon de morale de sa part non plus. Juste une parole dense et parfois crue, que l’on sent toujours sincère. Une pensée mise en corps qui semble nous demander, comme le petit Étienne sur son tricycle lancé à fond entre les jambes des adultes : «et toi et toi, qu’as-tu fait de ton enthousiasme ?»

Le titre de ce livre peut se comprendre de deux manières : le « cœur de l’ogre » en tant que plongée abyssale vers l’origine du monstre, du monstrueux, de même qu’on irait chercher le cœur d’un problème, le nœud d’un drame ; c’est la manière pessimiste. L’autre, plus conforme sans doute à l’esprit d’Isabelle Sorente, nous dit que le « cœur de l’ogre » est la puissance de l’élan vital à retrouver, à réhabiliter, dégagée des ornières de la « pensée raisonnable ». Gilles, seigneur de Tiffauges, maître de la maison de Rais, raïs monstrueux, a pleuré devant ses juges et devant Dieu. Que nous n’ayons pas à pleurer, au dernier jour, nos regrets d’avoir été «vivants mais vierges de vie» ou nos remords d’avoir nourri au mauvais grain les appétits de l’ogre qui est en nous.



(Fée et tendres automates, Leclercq & Téhy, éditions Vents d'Ouest)
Sombres hommes

Le troisième et dernier tome de Fée et tendres automates nous arrive enfin, près de sept ans après la première livraison de ce conte baroque, magnifiquement écrit et mis en scène.

C'est l'éternelle histoire de l'ombre contre la lumière. A Carlotta, l'Ancien Monde se meurt, déchiré par les guerillas révolutionnaires. La folie a conduit les hommes à la famine et à la rage destructrice. Un seul d'entre eux semble s'accrocher à un rêve : Mister Sir Crumpett's cherche "l'œil-fée", l'enchantement dans le regard de ses créatures. Le vieil homme a passé son existence à fabriquer des automates, persuadé qu'il va finir par réussir à donner vie à un être aussi merveilleux que ceux dont il a vu l'image dans de vieux livres de contes. Jam est l'un d'eux, peut-être le millième, encore un brouillon. La première parole qu'il entend est qu'il est inutile, la première vision du dehors est une ville en feu : "Tu as devant toi les hommes, petit Jam, la race la plus suicidaire qui soit."

Entre la torpeur qui l'habite et la violence du monde extérieur, Jam passe ses journées à flâner dans les couloirs de la forteresse-cathédrale où vivent les pantins et leur démiurge. C'est au hasard de ses errances qu'il découvre une fée-automate, d'une beauté étonnante, mais laissée à l'abandon par Mister Sir Crumpett's. Jam en est sûr, c'est elle qui a l'œil-fée : il faut absolument que son créateur achève son œuvre. Mais il est trop tard ; en quête de nourriture, les hommes pénètrent dans cet univers jusque-là préservé et y sèment la mort. Crumpett's parvient in extremis à sauver Jam et la fée en les plaçant dans des containers de congélation.

Plus de cent ans après, Jam se réveille dans un monde en plein chaos, sous le règne de l'Empereur Miyaké, troisième du nom. Il découvre que sa fée est exposée dans un musée, après avoir été, pendant des années, la plus courtisée des automates-prostituées sous l'Ere des Plaisirs qui vient de s'achever. Jam n'a plus qu'une idée en tête : la retrouver. Mais l'Empereur Wolfgang Miyaké est rongé par un étrange venin. Sa mort approche, et celle de Carlotta aussi : "Tout exploser, tout détruire, partir dans un fracas de feu…" Avant la grande nuit, Wolfgang Miyaké veut se perdre dans les bras de la "plus belle des fées". Qui parviendra le premier jusqu'à elle : Jam, prince de la lumière, ou Miyaké, empereur de l'ombre ?

Une écriture délicate, des dessins et des couleurs superbes, une construction complexe mais maîtrisée font de ce tryptique une très belle œuvre, d'une grande poésie. Frank Leclercq et Téhy (également scénariste) ont pris le relais de Béatrice Tillier pour le dessin de ce troisième tome, presque sans couture : les plans sont toujours aussi travaillés, les décors soignés. Le sentiment d'un dessin plus anguleux vient sans doute en grande partie de la mise en couleur de ce tome, moins "impressionniste" que les précédents (et à ce titre, plus banale). Le scénario parvient, jusqu'au bout, à maintenir un subtil équilibre entre la violence d'un souffle épique et la douceur d'un conte onirique. Il faut dire que si Fée et tendres automates est remarquable d'originalité, l'histoire se nourrit de thèmes "éternels" : la recherche de la pureté originelle, le combat du bien et du mal, la décadence sexuelle contre l'amour idéal, le rêve et le repli sur soi comme fuite de la réalité. Le monde des automates opposé à celui des hommes renvoie bien sûr à l'enfance et aux désillusions du passage à l'âge adulte.

Mais puiser dans des thèmes classiques ne suffit pas à faire une belle œuvre : il faut une appropriation, la personnalité d'un regard, le talent d'une mise en scène. C'est le cas ici. Une BD à découvrir absolument.


(L'Ignorance, Milan Kundera, Gallimard)
Désillusion et nostalgie

Irena, l’émigrée tchèque, a-t-elle le droit de ne pas courir au chevet de son pays convalescent quand le Mur tombe ? Une adolescente a-t-elle le droit de gâcher son existence parce qu’elle vit un amour malheureux ? Ces deux questions resteraient a priori sans rapport, n’était l’art de Kundera..

Irena et Josef, les deux personnages principaux du récit, ont quitté leur Tchécoslovaquie natale vingt ans plus tôt, au moment où il le fallait. Ils se sont reconstruits une vie, l’une à Paris, l’autre au Danemark. Par hasard, un jour, ils réservent une place dans le même avion qui les ramène à Prague. Irena reconnaît immédiatement le jeune homme qu’elle n’a pas eu le temps d’aimer, un soir, bien des années plus tôt. Josef n’ose pas lui avouer qu’il parle quant à lui à une parfaite inconnue. Josef est veuf, Irena vit avec Gustaf, rencontré longtemps après la mort précoce de son époux, Martin. Bien sûr, dans ce roman, il y a l’exil. Mais l’exil de ces deux-là n’est pas qu’une affaire d’histoire et de géographie. Ce sont d’abord les figures d’un exil intérieur qu’ils nous renvoient : l’absence à soi-même.

L’Ignorance disserte en douceur sur l’identité, le temps, la mémoire, le retour. Les repères qui font une vie émergent forcément de la matière sédimentée du passé. L’agent de cette sédimentation est la mémoire. Or «la mémoire, pour qu’elle puisse bien fonctionner, a besoin d’un entraînement incessant : si les souvenirs ne sont pas évoqués, […] ils s’en vont.» De là, plusieurs attitudes sont possibles. Josef a choisi de vivre le temps présent, pour se protéger du passé : «[…] à l’étranger, Josef est tombé amoureux et l’amour, c’est l’exaltation du temps présent. Son attachement au présent a chassé les souvenirs, l’a protégé contre leurs interventions ; sa mémoire n’est pas devenue moins malveillante mais, négligée, tenue à l’écart, elle a perdu son pouvoir sur lui.» Ainsi quand Josef retrouve son journal d’adolescent, et qu’il ne reconnaît pas le «morveux» qui l’a tenu, que peut-il faire, sinon déchirer ces pages ? Irena, elle, est poursuivie par ses vieux rêves, attachée aux images du passé. Entre ces deux êtres, la rencontre n’est pas équilibrée et son issue, forcément malheureuse.

Quant aux retrouvailles avec le pays natal, elles s’avèrent douloureuses. Josef et Irena n’ont plus en commun avec leurs anciens amis, et même leur famille, qu’un passé antérieur, celui d’avant la vie qu’ils se sont construits ailleurs. Autant dire qu’ils n’ont plus en commun que ce qu’ils ne sont plus. Bilan ? La solitude. Suffit-il pourtant d’avoir un passé, de pouvoir le partager, pour échapper à la solitude ? L’histoire de Milada nous dit que non. Milada, ancienne collègue de Martin, trait d’union improbable entre Josef et Irena. La seule qui comprenne la difficulté du retour d’Irena est aussi celle qui a voulu mourir, adolescente, parce qu’un garçon ne l’aimait pas. Si elle n’est pas morte, elle n’en a pas réchappé indemne, ni physiquement, ni psychologiquement. Le garçon, évidemment, c’était Josef. Evidemment encore, il ne l’a jamais su. Milada a un passé, elle n’est pas partie de son pays. Son exil est ailleurs.

Construit à la manière d’un kaléidoscope, émaillé de longues digressions de l’auteur, L’Ignorance est un roman empreint de désillusion. Kundera y décline les visages de la nostalgie. Son «paradoxe» est qu’«elle est plus puissante dans la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout à fait insignifiant.» C’est pourtant à cet âge-là, celui de «l’ignorance», que l’on fait les premiers choix, souvent irrémédiables. La figure d’Ulysse, le «plus grand nostalgique» de tous les temps, revient en toile de fond tout au long du roman. Et l’écrivain de se demander si, aujourd’hui, son Odyssée serait concevable. Dans un monde qui change si vite, le Grand Retour ne rime plus à rien.

Notre propre passé est notre seule certitude, et encore, une certitude bien personnelle, puisque ceux qui nous entourent n’en ont pas forcément la même lecture que nous. Amer constat de L’Ignorance, un livre doucement triste, roman de tous les apatrides.


(Boléro, Michèle Lesbre, Sabine Wespieser)
Le tourbillon de la vie

Il suffit parfois d'un petit déclic pour que le magma des souvenirs remonte à la surface. Pour Emma, c'est une lettre, une enveloppe même pas encore ouverte. Un cachet de la poste faisant froid.

C'est le roman du souvenir du passage à l'âge adulte, et de blessures non cicatrisées. A l'adolescence, Emma passe deux étés chez Gisèle, dans la Loire. Gisèle, une amie de ses parents, soixante ans à peine et "la fraîcheur d'une jeune fille, une façon de bouger, d'être dans les nuages, de rire pour un rien, de s'émerveiller." Tout le contraire des parents d'Emma, un couple qui part doucement à la dérive : "Mon père, depuis qu'il trompait ma mère comme je le sus beaucoup plus tard, continuait de l'emmener au bout du monde, sans doute pour se donner bonne conscience ou avec l'espoir qu'elle pût se perdre en pays inconnu." En 1961, seule l'érection du mur de Berlin, et les larmes de Gisèle, viennent jeter une ombre sur le bonheur d'un premier été idyllique. Emma a treize ans et passe ses soirées avec Gary Cooper et Gisèle au Trianon, le cinéma du village. "C'était aussi le temps des confitures et des petits matins humides, assises au bord de l'étang, nos lignes posées sur des branches taillées et fichées en terre sur lesquelles les libellules atterrissaient pour souffler un peu." L'année scolaire suivante, Emma rencontre Fred et Paul au lycée. La guerre tourne au cauchemar en Algérie et à Paris. A l'âge où deux années d'écart entre des adolescents font un monde de différence, la conscience d'Emma s'éveille à la violence de celui qui l'entoure. "Les dîners familiaux se transformaient en foire d'empoigne. Je me mêlais désormais d'interrompre la revue de presse. Ma mère perdait pied. Elle pleurait et insultait les dieux. J'atteignais rarement le dessert, mon père m'expédiait dans ma chambre." Fred et Paul, les grands frères initiateurs, les premiers amours aussi. L'été suivant, Emma le passera avec eux chez Gisèle. Mais un drame viendra briser la magie de ce trio à la Jules et Jim. Plus de trente ans plus tard, tous ces souvenirs reviennent, en une journée. Emma en eaux troubles, face à ses plaies, n'échappera pas au retour à soi.

L'écriture de Michèle Lesbre, dont c'est ici le septième roman, manque un peu d'ambition pour servir un thème aussi riche, mais exigeant, que la résurgence de blessures fondatrices. Qu'on en juge par la faiblesse de certaines images : "le monde avait la tiédeur de son sein, et aussi sa douceur", "la silhouette de Paul avait la fragilité des bonheurs fugitifs", "un mur [de Berlin] imbécile qui découpait la vie des gens comme un boucher tranche la viande". Comme dirait l'écrivain flamand Hugo Claus, "quand on traite d'amour et de mort, il faut des mots à la hauteur de cette intensité" (Le Monde des Livres, 21/03/03). Le Boléro de Ravel, qui donne son nom au roman, est la musique du second été dans la Loire. Un leitmotiv un peu grossier, qui réapparaît sans cesse, et dont le parallèle entre sa montée en puissance dramatique et l'évolution de l'histoire n'est que trop souligné. Dès la page 55, l'auteur nous prévient : "[…] c'est ainsi que se termine le Boléro de Ravel, on n'y peut rien. C'est une fin abrupte, sèche comme un abandon." Ce court roman pose plus de questions qu'il n'apporte d'éclairages sur ce qui fait le terreau d'un être, et sur ce qui se joue à mesure que l'on s'éloigne d'un traumatisme pas digéré. Dommage que sa délicatesse nuise à sa force.


(Mort d'un silence, Clémence Boulouque, Gallimard)
In memoriam

Clémence Boulouque a treize ans lorsque son père se tire une balle dans la tête, un soir de décembre 1990. Un père pas tout à fait comme les autres : c'était Gilles, c'était "le juge Boulouque", en charge de l'enquête sur les attentats parisiens de 1986. Victime de sa mission.

Impossible, à même pas dix ans, de comprendre le monde adulte. Quand la petite Clémence apprend que son père va prendre de nouvelles fonctions et intégrer la chambre antiterroriste, elle est en vacances en Autriche avec ses parents. A son retour, ses J'aime Lire de l'été l'attendent, fidèles au poste. En septembre, des bombes éclatent dans Paris. On confie le dossier à Gilles Boulouque. Fin septembre, la petite famille repart en Autriche. "Les attentats m'effrayaient finalement bien moins que le décollage de l'avion." C'est quelques semaines après que, pour la petite fille, les choses commencent à prendre un tour étrange : on lui explique que des gardes du corps vont assurer la sécurité de son père. Par précaution. A mesure que l'enquête avance, il devient de moins en moins présent. En mars ont lieu les arrestations des membres du réseau Fouad Ali Saleh et le juge commence à être médiatisé. "Tout était déjà anormal ou allait le devenir à jamais, pourtant flottait encore une sorte d'incrédulité." Puis vient l'affaire Gordji. Employé de l'ambassade d'Iran en France, Wahid Gordji refuse pendant plusieurs semaines de comparaître devant le juge. La crise conduira à la rupture des relations diplomatiques entre la France et l'Iran. Cet été-là, pour Clémence, la crise politique est surtout synonyme d'un départ en vacances sans cesse reporté… Gordji accepte finalement d'être interrogé. Soupçonné d'être impliqué dans les attentats, il ressortira pourtant libre du bureau du juge et sera expulsé en Iran. La presse flaire une manœuvre politique visant à négocier la libération des otages français prisonniers au Liban. "Si Gordji était une monnaie d'échange, le juge devenait un pantin. […] C'est peut-être ce dimanche soir que la douleur a déferlé. Les jours ont défilé. Le visage de mon père avait ce teint translucide de pâleur."

La douleur ne cessera jamais de s'amplifier dans les années qui suivront. Ni la peur, ni les menaces, ni les gardes du corps. Jusqu'à ce soir du 13 décembre 1990 où une autre douleur prendra violemment la place de tout ce qui, pour la petite fille, n'aurait pas dû exister. Et voilà l'absence. "Tout tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce sentiment tenace d'avoir supporté tant de peurs, tant de contraintes, tant de petites égratignures et de frustrations pour en arriver là, sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls." Le livre de Clémence Boulouque n'est ni une confession intime, ni un portrait du père disparu, ni un brûlot contre ceux par qui le malheur est arrivé. Onze ans après le drame, elle trouve simplement les mots pour évoquer son histoire, l'histoire de la fin des années 80, et renouer avec sa mémoire. La nôtre souvent fait défaut. Si on se souvient de la vague des attentats sanglants à Paris en 1986, on se rappelle plus rarement le nom du juge saisi de l'affaire et sa fin tragique. "Mon père a eu le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent pas l'histoire, une existence brève puis soufflée." Mort d'un silence vaut aussi pour cela : nous donner indirectement à réfléchir sur la valeur de l'information et sur sa médiatisation, si dense au moment des faits, et qui a une telle propension à l'évaporation… Mais là n'est pas d'abord le propos de Clémence Boulouque : "Je ne parle que de cela. De mes yeux d'enfant sur son regard perdu." Et puis de ce long et improbable apprivoisement du manque. Ressentir, accepter l'absence passe parfois par des constats cruellement simples : "Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six jours, j'aurai passé plus de la moitié de ma vie sans lui." A travers ce récit, beau et touchant, une jeune femme dit qu'elle est maintenant prête à avoir un jour vingt-six ans, onze mois et sept jours.


(La Tête en bas, Noëlle Châtelet, Seuil-Points)
Paul, approximativement

Naître Denise et renaître Paul, quarante ans plus tard. Quand la nature a refusé de décider pour vous, quand elle vous a fait à la fois femme et homme, alors s'engage la plus douloureuse des conquêtes de soi.

C'est le récit d'un combat pour la vie. Un combat d'un genre particulier, et l'expression n'est pas choisie par hasard. Ce "genre particulier" n'est ni féminin, ni masculin, il est les deux à la fois, il n'est rien. Paul a mis quarante ans à oublier le nom dont l'avaient baptisé ses parents : Denise. Quarante années à se "cogner contre les barreaux du monstre en cage". La petite Denise, déjà, avait les cuisses plus fermes que les autres filles de son âge, et plus de goût pour grimper aux arbres que pour bercer ses poupées. Quand les gens du village se pâmaient devant la finesse du "beau petit garçon" en pantalon de golf, Denise et sa mère pouffaient de rire, complices et peut-être un peu faussement naïves aussi. Puis la voix de Denise est devenue voilée, plus grave, puis un duvet a assombri la ligne de sa lèvre supérieure. Et puis une nuit, un "messager" est venu voir Denise : "Il m'a laissé en présent aux portes de mon corps un peu de sa lance glorieuse". Aux portes de son corps, là où d'autres lèvres très inférieures s'acharnaient à ne revendiquer la féminité de Denise que dans un balbutiement. Et dans l'impasse. Paul alors s'éveille et ne cessera plus de vouloir naître au monde.

La lutte de cet être à la recherche de son identité sexuelle et de son identité tout court, Noëlle Châtelet la traduit en mots très justes et sensibles. Ce n'est sans doute pas par hasard si elle a choisi le "je" pour mener ce récit né des confessions d'un certain "Mr XY", hermaphrodite, que l'auteur a rencontré pour les besoins d'une enquête qui a donné lieu, en 1998, à Corps sur mesure (Le Seuil). Au-delà de l'histoire de Paul, de sa souffrance et de la folie à laquelle il tente d'échapper, La Tête en bas fait immanquablement écho en chacun d'entre nous. Le personnage de Paul, d'ailleurs, dans sa propre rédemption, n'est pas sans dimension christique : "Flore avait donc raison. On vient vers la lumière qui entoure mes paroles et mes gestes. On vient vers ma clarté. J'attire les malheureux, les laissés-pour-compte, les paumés, les estropiés de l'âme. Je les attire malgré moi, sans comprendre pourquoi, comment, car le malheureux, le laissé-pour-compte, le paumé, l'estropié de l'âme, n'est-ce pas moi d'abord, n'est-ce pas moi surtout ?" La réponse est peut-être non. Paul souffre d'être un "jeune homme approximatif" et comme la nature n'a pas tranché, il finira par demander au sclapel de le faire, dans sa chair, en débarrassant son torse d'une poitrine devenue insupportable puisqu'il l'a décidé : c'est un homme. Mais de quelles approximations ne souffrons-nous pas tous, peu ou prou ? Quelle identité sommes-nous sûrs de pouvoir revendiquer ? Paul, lui, bien sûr, n'a jamais eu l'occasion d'en être dupe. Cruelle différence.


(Paris l'instant, P. et M. Delerm, Fayard)

L'instant... tanné

Trente-quatre tableaux. Trente-quatre fenêtres à travers lesquelles pointent deux paires d'yeux : ceux de Philippe Delerm et de sa femme, Martine. Le premier a pris son stylo, la seconde, son appareil photo, pour composer cette balade parisienne on ne peut plus "delermienne".

"Les hommes auront Sodome, les femmes auront Gomorrhe", disait la Bible. C'était il y a deux mille ans. Aujourd'hui, l'Amérique a les Osbourne, la France a les Delerm. Voilà cinq ans que Philippe prêche le bonheur des petits riens dont la première gorgée de bière est devenue le symbole (c'est toute la différence avec Ozzy Osbourne qui, lui, se demande encore si ce n'est pas la deuxième, la troisième, ou peut-être bien la quinzième gorgée qui est la meilleure). Martine Delerm, elle, s'exprime à travers ses images. Parfois en duo avec Philippe, avec des illustrations pour Fragiles (Le Seuil, 2001) ou des photographies, pour leur dernier ouvrage paru en octobre chez Fayard. Son grain à elle n'a pas grand-chose à voir avec celui de Sharon, la femme d'Ozzy. Quant à Vincent, le fils Delerm, son premier album est en passe de faire de lui le héraut de la nouvelle génération de la chanson française. Que fait Kelly (la fille) Osbourne ? Elle se contente de reprendre à son compte un vieux tube de Madonna... Mais à quoi se dopent-ils, ces trois-là, pour parvenir à faire passer comme une lettre à la poste leur leitmotiv poétique ? Il paraît pourtant que l'époque est aux piques. Davantage aux pertuisanes qu'aux partisans de la douceur. Ils doivent bien avoir un secret de famille. N'importe ; l'Amérique a les Osbourne, la France a les Delerm et à tout prendre, on est sans doute mieux de ce côté-ci de l'Atlantique.

Pourtant, Philippe et Martine, on voulait vous dire : on aurait aimé passer avec vous à la vitesse supérieure. Paris l'instant est un beau livre, on ne peut pas le nier. Le papier est épais, la mise en page soignée, les photos bien imprimées. Tout provincial reconnaîtra Paris vu par-le-petit-bout-de-la-lorgnette. Tout Parisien aussi et il se souviendra forcément, en feuilletant ce livre, de moments de vie. Et en lisant ces textes : oui, c'est bien cela en effet, ces instants typiquement parisiens, ces impressions quasi photographiques qui s'offrent à chacun pour peu qu'il veuille se donner la peine de regarder. Les divisions du Père-Lachaise, les boutiques sous les arcades du Palais-Royal, le poste d'observation privilégié que doivent constituer les chambres de bonne, la fausse magie de Noël derrière les vitrines des grands magasins... En ce sens, le dialogue texte et images fonctionne bien. C'est même plus qu'un dialogue, c'est un pas double qui se promène dans la ville ; un paso-doble. Mais peut-être, Philippe et Martine, auriez-vous pu vous lancer un défi ? Mettre à l'épreuve d'autres tableaux ce regard un peu toujours le même ? Titiller cette théorie du bonheur tapi dans les petites choses ? Peut-être auriez-vous pu essayer, par exemple, de saisir l'instant d'après ?

Parce qu'au bout d'un moment, à force de cultiver les images faciles et la banalité des situations, nous, on a presque envie de faire comme Dalida quand elle chantait son petit bonheur : la prochaine fois qu'on en croise un, faire un grand détour ou bien se fermer les yeux. Rechercher un bonheur plus exigeant. Bien sûr, il faut reconnaître qu'il y a un rythme, une musique dans tout ça : "Paris de l'eau qui sourd, souvent solennelle et brutale dans son jaillissement, mais qui bientôt retombe et s'adoucit pour calmer, protéger. Tant de poussière blanche vole aux chaleurs étonnées. La ville a ses déserts pour inventer ses oasis, statues cracheuses impérieuses ou petits édicules biscornus, cariatides potelées, bassins flâneurs où tanguent des voiliers." Mais tout de même ! "Un jour vous aurez envie d'une vraie soupe à l'oignon. Très tard, sans doute, après une longue soirée d'errance, une histoire d'amour qui se prend un coup de blues avec la fatigue, un frisson le long du dos, ce n'est rien, juste un peu froid." La lecture de Paris l'instant laisse sur sa faim de sensations. L'œil de Delerm semble se repaître de perspectives déjà tracées, sa plume, de sillons déjà creusés. Tout cela est un peu convenu. Dommage.


(Le Triangle Secret, Convard et al., Glénat)
Le Christ n'est pas sorti de son tombeau

A en croire le dossier du Figaro littéraire (14/11/2002) - et d'autres sources, du reste - le renouvellement du christianisme est à l'œuvre, en littérature comme ailleurs. La BD n'échappe pas à la règle : ces deux dernières années, Le Décalogue, Le Troisième Testament et Le Triangle secret sont sans doute les séries les plus inspirées par la question, dans tous les sens du terme. Et pour renouveler le christianisme, quelle meilleure idée que de douter de l'authenticité des textes fondateurs ? " On nous ment, on nous spolie ", comme diraient certains.
Le fantasme du grand mensonge est savamment exploité dans Le Triangle secret. Le Christ ne serait pas celui qu'on croit, il aurait eu un frère jumeau, Thomas, qui le jalousait et qui, pris à son propre piège, serait mort crucifié à sa place. Jésus, accompagné de ses disciples, aurait poursuivi sa mission dans l'ombre. Le message de l'église ne serait donc qu'une vaste imposture et le vrai Christ serait mort entouré de ses frères. Jésus aurait en fait fondé la franc-maçonnerie. C'est en déchiffrant un manuscrit de la mer Morte que le professeur Francis Marlane a découvert ce terrible secret. Mieux, il a réussi à localiser le tombeau de Jésus.
Voilà le point de départ de cette saga qui met aux prises d'un côté la Loge première, c'est-à-dire les francs-maçons héritiers de Jésus, et de l'autre les Gardiens du sang, chargés au Vatican d'empêcher à tout prix que la Vérité éclate au grand jour. Depuis la disparition et l'assassinat de Francis Marlane, c'est Didier Mosèle, son collègue, qui reprend l'enquête, largement aidé pour ce faire par Martin Hertz, dont on a découvert dans les tomes précédents qu'il était lui-même frère de la Loge première et dépositaire de l'anneau permettant d'ouvrir le tombeau du Christ.

Dans ce sixième et avant-dernier tome, Didier Mosèle parvient à son tour à retrouver l'emplacement du tombeau. On en apprend également un peu plus sur le véritable rôle de Hertz dans cette affaire, et sur quelques autres mystères distillés depuis le premier volet du Triangle secret. Mais il reste encore à lever le voile sur certaines énigmes : qui est ce mystérieux personnage qui remet à Mosèle des lettres de mise en garde posthumes signées Francis Marlane ? Et que contient ce fameux tombeau ? Car dieu que tout cela est compliqué ! Impossible de débuter la lecture d'un tome sans reprendre tous les précédents… D'autant plus que l'intrigue progresse à mesure que Martin Hertz révèle des pages secrètes de l'histoire de sa loge et que les références et les personnages historiques se multiplient !
Mais le jeu en vaut la chandelle. Le scénario et le graphisme sont soignés. Plusieurs dessinateurs interviennent en fonction des époques de narration (intrigue principale, récits historiques relatés par Hertz, incrustations de la vie occulte de Jésus). Le dénouement du Triangle secret nous sera livré en avril 2003. On n'aura plus qu'à relire toute la série !


(Tomes 7 & 8 du Décalogue, Giroud et al., Glénat)
Aux origines de Nahik

" Tu ne tromperas pas ceux qui t'aiment ". " Tu te montreras charitable envers les faibles, les démunis et les pauvres d'esprit ". Les septième et huitième commandements du décalogue, pas celui de la Bible mais un second qui ne serait autre que la dernière sourate coranique, nous font remonter aux origines de Nahik.
Pour ceux qui prendraient la série en cours, chaque album du Décalogue illustre l'un des dix commandements énoncés dans Nahik, un mystérieux livre qui bouleverse le destin de tous ceux entre les mains desquels il tombe… Le diable lui-même semble s'acharner à soigner sa réputation de livre maudit, où l'auteur révèle comment un officier de Bonaparte découvrit le fameux décalogue pendant la campagne d'Egypte.

Depuis la première livraison de cette série, le lecteur remonte peu à peu la piste de Nahik, depuis Glasgow à notre époque (tome 1, Le Manuscrit) jusqu'à New York au tournant du XXème siècle (tome 6, L'Echange). On suit ainsi le chemin parcouru par le livre au fil du temps. Les Conjurés et Nahik lèvent cette fois le voile sur la genèse du livre et l'identité de son auteur, un certain Alan D. Voilà une excellente chose qui redonne du souffle à une série dont les précédents épisodes avaient un peu laissé s'endormir la flamme.

Ce sont les fidèles qui apprécieront le plus ces deux derniers tomes, au regard de la progression globale de l'intrigue. Car considérés séparément, les scénarios des Conjurés et de Nahik ne sont pas très originaux. Les Conjurés explore très classiquement les affres de la jalousie, de la passion et de la trahison. Et à la lecture de Nahik, on repense inévitablement au premier tome : une histoire d'usurpateur littéraire, de plumitif opportuniste qui tombe sur une aubaine et ne peut pas y résister. " Malheureusement " le scénario du Manuscrit était plus riche. Reste qu'une fois ces livres refermés, on ne peut que constater, l'air songeur, la puissance ensorceleuse de l'idée de destin, qui mène toute cette série.



(Galerie d'art à Kékéland, Brigitte Fontaine, Flammarion)
Galerie dare-dare à Kékéland

Fontaine, on ne boira pas de ton nô. Pas de drame dans le théâtre de Kékéland : Brigitte égrène comme un chapelet les personnages qui peuplent son royaume. Une cinquantaine de portraits, instantanés (une page à peine) mais pas décaféinés.

A tout seigneur, tout honneur : c'est un autoportrait qui inaugure la "galerie d'art" que publie ce mois-ci Brigitte Fontaine chez Flammarion. On nous la promet hilarante, cette galerie ("on", c'est l'éditeur et le site officiel de la Reine des Kékés), mais faudrait voir à pas exagérer. Non, elle est plutôt charmante, et il est vrai que l'on s'y balade agréablement. C'est un peu comme si l'on feuilletait l'album de photos des amis de Brigitte Fontaine, ou peut-être des sujets de Kékéland, en compagnie de l'intéressée. Une espèce d'ambiance à la Pascale Clark dans
"En aparté" sur Canal + : les diapos défilent, l'invité commente et l'on a tout à coup l'impression de découvrir un peu son univers. Et c'est ainsi qu'au fil des pages on lève le voile sur quelques obsessions : les fringues, les genoux, les mains, le parfum des joues et la façon de rire. Un prisme à cinq facettes à travers lequel Brigitte Fontaine croque de préférence ses Kékés préférés.

Hommages légers
Qui sont-ils, ces élus de Kékéland ? Jacques Higelin, Françoise Hardy, Serge Gainsbourg, Jeanne Moreau ou Georges Moustaki parmi les plus connus. Jurgen Kuhm, Leïla Derradji, Sylvie Bienjonetti, Jim O'Rourke ou Areski Belkacem parmi les plus intimes, auxquels le livre laisse la plus large place. Les fans y trouveront leur compte. Les autres se laisseront simplement bercer ou bousculer par l'écriture de Brigitte Fontaine - la lire c'est l'entendre - et ne bouderont pas leur plaisir devant les bravoures poétiques de la dame : "c'est à se mettre le doigt dans le cul d'admiration", "il a quand même un grand cœur, de beurre, qui ne fond pas à la chaleur" ou encore "une brute épaisse comme un casse-dalle SNCF". La Reine des Kékés rend à ceux qu'elle aime, à travers ce petit opus, un hommage sincère et léger. Le plus beau, le plus long aussi, étant sans doute le dernier de la galerie : "Son beau regard lourd et léger vous attrape tellement qu'on ne peut guère manger en sa présence. Lorsqu'on a échappé au charme, on se jette sur de gros sandwiches en pleurant." C'est Jeanne (Moreau) qui met Brigitte dans cet état. Il y a d'autres Kékés qu'on aurait aimé connaître pour mieux apprécier le regard de leur portraitiste. Mais tant pis. Si Brigitte Fontaine a préféré nous parler de son petit monde à elle, c'est sans doute que "Toutes ces personnes font presque oublier qu'il existe en masse des brutes, des beaufs, des néonazis et des imbéciles. A Kékéland, tout le monde est un amour." Et c'est sans doute pas du pipeau.

 
© anne bleuzen - 2002/2014
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