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Critiques de livres & bandes dessinées

Textes parus sur Parutions.com


(Alexis ou le Traité du Vain Combat, Marguerite Yourcenar. Gallimard, collection Ecoutez lire)
Finir par être soi

Il est des livres dont la lecture à voix haute révèle plus que l’autre, silencieuse, l’âme et le sublime. Alexis ou le Traité du Vain Combat est de ceux-là. D’abord, sans doute, parce que ce texte, un des tout premiers qu’écrivit une Marguerite Yourcenar à peine âgée de 26 ans, est une longue lettre et, «comme tout récit écrit à la première personne, […] le portrait d’une voix» (Yourcenar elle-même dans sa préface de 1963). Ensuite, parce que ces pages sont si belles que les entendre, dans la progression sereine d’une lecture, sans risquer d’en omettre le moindre mot, par un caprice de l’œil ou un défaut de notre vigilance, est la promesse de les apprécier vraiment.

Dans cette longue confession à sa femme, Alexis explique pourquoi il doit partir. Cet homosexuel qui se reconnaît enfin remonte en son histoire jusqu’à l’enfance pour y trouver les «premiers frémissements» de son être véritable. À la fois intimiste et distancié, pudique et sans retenue, le texte de Yourcenar est d’une sensibilité qui n’a d’égale que son intelligence, sa subtilité («Il ne se passa rien ou du moins, rien ne m’arriva.»).

Alexis ou le Traité du Vain Combat, 75 ans après son écriture, est incroyablement moderne, preuve que l’écrivain a touché au cœur de l’être, à sa fibre la plus vitale, celle de l’apprivoisement de soi. Jamais Alexis ne parle d’« homosexualité ». Yourcenar n’aimait pas ce mot et ce qu’il évoquait. «Comment un terme scientifique pourrait-il expliquer une vie ?», demande son héros. Toute la difficulté à se reconnaître, toute la souffrance parfois, de l’homosexuel est là, et l’était bien sûr au début du siècle dernier davantage encore.

C’est la voix de Didier Sandre qui donne vie à Alexis dans ce triple CD (environ deux heures). Et il « l’incarne » de belle manière. De temps à autre, quelques notes de violon et de piano ponctuent la lecture, respirations toujours bien choisies. Un beau moment assurément, en complément du texte imprimé (disponible en Folio), dans lequel il est toujours si profitable de se replonger parfois.


(Le Coeur de l'ogre, Isabelle Sorente, Lattès)
L'appétit de vivre

Le troisième roman d’Isabelle Sorente n’en est pas un. Récit, essai, théâtre… Les genres se mêlent au fil de ces pages inspirées, étonnantes. La liberté, le mal, le désir : Sorente tente une expérience «d’incarnation de la pensée».

Petite fille, Isabelle est déjà affamée de savoir et n’a de cesse de s’étonner de la force du monde. Les chiffres infinis l’ensorcellent (sa première nuit blanche, elle la passera à tenter d’assécher la réserve pourtant inépuisable des nombres), tout autant que les mains puissantes des hommes, en quoi elle croit reconnaître la vigueur d’un Barbe-Bleue qui la fascine. Puisqu’il n’y a pas de rencontres fortuites, mais seulement des inspirations déguisées en hasards, Isabelle ouvre un jour le livre de Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais. Le livre la bouleverse. Ainsi Barbe-Bleue a bel et bien existé. Ou du moins a-t-on rapproché la figure du conte de Perrault et celle du personnage historique, vaillant guerrier, compagnon de Jeanne d’Arc, maréchal de France, seigneur de toute une région et… monstrueux violeur et assassin de dizaines de jeunes garçons. « Devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le sentiment, fût-il trompeur, d'un sommet », écrit Bataille. Comment, moralement, envisager le crime comme un « sommet » ? Bataille, qui a aussi écrit, ailleurs, que Dieu est « l’innocence du mal », au-delà du mal.

Le mal, la liberté, l’appétit de vie qu’est le désir sous toutes ses formes, la foi, qui n’est peut-être qu’un de ses avatars : voilà les thèmes qui nourrissent Le Cœur de l’ogre. L’ogre, bien sûr, c’est Gilles de Rais, leitmotiv du livre d’Isabelle Sorente. L’auteur tantôt le met en scène, tantôt se met en scène à travers lui, ou en fait le point de fuite de ses réflexions. Mais l’ogre, à bien y réfléchir, est en nous à chaque fois que l’appétit vital est là. Et il peut éveiller en nous le pire comme le meilleur. Si Gilles de Rais, cette force de la nature, intoxiqué de liberté dès le plus jeune âge, est allé jusqu’à commettre de telles horreurs, en quoi, pourquoi serions-nous à l’abri ? «Monomane, Gilles de Rais partage en cela le sort des ogres contemporains traqués par les programmes de marketing, ciblés dans leurs manies et leurs désirs, nourris et gavés d’images appétitives. L’ogre moderne […], qu’il soit obèse, goinfre d’hypnose télévisée, de séries, de vidéos, client cyclothymique de bordel, avide d’antidépresseurs, gavé d’alcool, de coke, de shit, workaholic, pornoholic, pédophile voulant se divertir, harceleur moral, hooligan… Il n’y a pas plus cruel qu’un ogre monomaniaque.»

Les allers-retours que l’auteur ne cesse de faire entre le paysage actuel et l’horizon de Gilles de Rais au XVème siècle ne sont pas la moindre des forces de ce livre. Face à la vigueur de certaines pulsions, à la violence de certains comportements, quelle attitude adopter ? Individuellement, socialement ? Avons-nous seulement les yeux assez ouverts pour voir l’horreur et la beauté dans ce qui nous entoure ? Pour Isabelle Sorente, la réponse passe par le fait de «tuer la pensée raisonnable». Se défaire du « je » qui est «une glu» pour retrouver le sens du mouvement. Aller à la rencontre du mal en soi et le reconnaître, l’aimer peut-être, c’est la seule manière d’espérer le dépasser : «la conscience se révèle dans l’audace». Apologie de la métamorphose. Éloge du devenir. Isabelle Sorente prêche pour un nouveau catéchisme où Saint-Augustin et Ovide, mais aussi Heisenberg et son principe d’incertitude, porteraient la parole dynamique. Aime et fais ce que tu veux, aime et transforme-toi, aime et respire la vie, et le monde qui t’a précédé et que tu portes en toi.

Ovni littéraire, Le Cœur de l’ogre est naturellement protéiforme : récit, journal, homélie, essai, théâtre… Tous ces genres, tous ces styles se mêlent et le lecteur se promène dans l’univers très riche, très éclectique de l’auteur. Aucun narcissisme pourtant, aucune leçon de morale de sa part non plus. Juste une parole dense et parfois crue, que l’on sent toujours sincère. Une pensée mise en corps qui semble nous demander, comme le petit Étienne sur son tricycle lancé à fond entre les jambes des adultes : «et toi et toi, qu’as-tu fait de ton enthousiasme ?»

Le titre de ce livre peut se comprendre de deux manières : le « cœur de l’ogre » en tant que plongée abyssale vers l’origine du monstre, du monstrueux, de même qu’on irait chercher le cœur d’un problème, le nœud d’un drame ; c’est la manière pessimiste. L’autre, plus conforme sans doute à l’esprit d’Isabelle Sorente, nous dit que le « cœur de l’ogre » est la puissance de l’élan vital à retrouver, à réhabiliter, dégagée des ornières de la « pensée raisonnable ». Gilles, seigneur de Tiffauges, maître de la maison de Rais, raïs monstrueux, a pleuré devant ses juges et devant Dieu. Que nous n’ayons pas à pleurer, au dernier jour, nos regrets d’avoir été «vivants mais vierges de vie» ou nos remords d’avoir nourri au mauvais grain les appétits de l’ogre qui est en nous.




(L'Ignorance, Milan Kundera, Gallimard)
Désillusion et nostalgie

Irena, l’émigrée tchèque, a-t-elle le droit de ne pas courir au chevet de son pays convalescent quand le Mur tombe ? Une adolescente a-t-elle le droit de gâcher son existence parce qu’elle vit un amour malheureux ? Ces deux questions resteraient a priori sans rapport, n’était l’art de Kundera..

Irena et Josef, les deux personnages principaux du récit, ont quitté leur Tchécoslovaquie natale vingt ans plus tôt, au moment où il le fallait. Ils se sont reconstruit une vie, l’une à Paris, l’autre au Danemark. Par hasard, un jour, ils réservent une place dans le même avion qui les ramène à Prague. Irena reconnaît immédiatement le jeune homme qu’elle n’a pas eu le temps d’aimer, un soir, bien des années plus tôt. Josef n’ose pas lui avouer qu’il parle quant à lui à une parfaite inconnue. Josef est veuf, Irena vit avec Gustaf, rencontré longtemps après la mort précoce de son époux, Martin. Bien sûr, dans ce roman, il y a l’exil. Mais l’exil de ces deux-là n’est pas qu’une affaire d’histoire et de géographie. Ce sont d’abord les figures d’un exil intérieur qu’ils nous renvoient : l’absence à soi-même.

L’Ignorance disserte en douceur sur l’identité, le temps, la mémoire, le retour. Les repères qui font une vie émergent forcément de la matière sédimentée du passé. L’agent de cette sédimentation est la mémoire. Or «la mémoire, pour qu’elle puisse bien fonctionner, a besoin d’un entraînement incessant : si les souvenirs ne sont pas évoqués, […] ils s’en vont.» De là, plusieurs attitudes sont possibles. Josef a choisi de vivre le temps présent, pour se protéger du passé : «[…] à l’étranger, Josef est tombé amoureux et l’amour, c’est l’exaltation du temps présent. Son attachement au présent a chassé les souvenirs, l’a protégé contre leurs interventions ; sa mémoire n’est pas devenue moins malveillante mais, négligée, tenue à l’écart, elle a perdu son pouvoir sur lui.» Ainsi quand Josef retrouve son journal d’adolescent, et qu’il ne reconnaît pas le «morveux» qui l’a tenu, que peut-il faire, sinon déchirer ces pages ? Irena, elle, est poursuivie par ses vieux rêves, attachée aux images du passé. Entre ces deux êtres, la rencontre n’est pas équilibrée et son issue, forcément malheureuse.

Quant aux retrouvailles avec le pays natal, elles s’avèrent douloureuses. Josef et Irena n’ont plus en commun avec leurs anciens amis, et même leur famille, qu’un passé antérieur, celui d’avant la vie qu’ils se sont construite ailleurs. Autant dire qu’ils n’ont plus en commun que ce qu’ils ne sont plus. Bilan ? La solitude. Suffit-il pourtant d’avoir un passé, de pouvoir le partager, pour échapper à la solitude ? L’histoire de Milada nous dit que non. Milada, ancienne collègue de Martin, trait d’union improbable entre Josef et Irena. La seule qui comprenne la difficulté du retour d’Irena est aussi celle qui a voulu mourir, adolescente, parce qu’un garçon ne l’aimait pas. Si elle n’est pas morte, elle n’en a pas réchappé indemne, ni physiquement, ni psychologiquement. Le garçon, évidemment, c’était Josef. Evidemment encore, il ne l’a jamais su. Milada a un passé, elle n’est pas partie de son pays. Son exil est ailleurs.

Construit à la manière d’un kaléidoscope, émaillé de longues digressions de l’auteur, L’Ignorance est un roman empreint de désillusion. Kundera y décline les visages de la nostalgie. Son «paradoxe» est qu’«elle est plus puissante dans la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout à fait insignifiant.» C’est pourtant à cet âge-là, celui de «l’ignorance», que l’on fait les premiers choix, souvent irrémédiables. La figure d’Ulysse, le «plus grand nostalgique» de tous les temps, revient en toile de fond tout au long du roman. Et l’écrivain de se demander si, aujourd’hui, son Odyssée serait concevable. Dans un monde qui change si vite, le Grand Retour ne rime plus à rien.

Notre propre passé est notre seule certitude, et encore, une certitude bien personnelle, puisque ceux qui nous entourent n’en ont pas forcément la même lecture que nous. Amer constat de L’Ignorance, un livre doucement triste, roman de tous les apatrides.


(Boléro, Michèle Lesbre, Sabine Wespieser)
Le tourbillon de la vie

Il suffit parfois d'un petit déclic pour que le magma des souvenirs remonte à la surface. Pour Emma, c'est une lettre, une enveloppe même pas encore ouverte. Un cachet de la poste faisant froid.

C'est le roman du souvenir du passage à l'âge adulte, et de blessures non cicatrisées. A l'adolescence, Emma passe deux étés chez Gisèle, dans la Loire. Gisèle, une amie de ses parents, soixante ans à peine et "la fraîcheur d'une jeune fille, une façon de bouger, d'être dans les nuages, de rire pour un rien, de s'émerveiller." Tout le contraire des parents d'Emma, un couple qui part doucement à la dérive : "Mon père, depuis qu'il trompait ma mère comme je le sus beaucoup plus tard, continuait de l'emmener au bout du monde, sans doute pour se donner bonne conscience ou avec l'espoir qu'elle pût se perdre en pays inconnu." En 1961, seule l'érection du mur de Berlin, et les larmes de Gisèle, viennent jeter une ombre sur le bonheur d'un premier été idyllique. Emma a treize ans et passe ses soirées avec Gary Cooper et Gisèle au Trianon, le cinéma du village. "C'était aussi le temps des confitures et des petits matins humides, assises au bord de l'étang, nos lignes posées sur des branches taillées et fichées en terre sur lesquelles les libellules atterrissaient pour souffler un peu." L'année scolaire suivante, Emma rencontre Fred et Paul au lycée. La guerre tourne au cauchemar en Algérie et à Paris. A l'âge où deux années d'écart entre des adolescents font un monde de différence, la conscience d'Emma s'éveille à la violence de celui qui l'entoure. "Les dîners familiaux se transformaient en foire d'empoigne. Je me mêlais désormais d'interrompre la revue de presse. Ma mère perdait pied. Elle pleurait et insultait les dieux. J'atteignais rarement le dessert, mon père m'expédiait dans ma chambre." Fred et Paul, les grands frères initiateurs, les premiers amours aussi. L'été suivant, Emma le passera avec eux chez Gisèle. Mais un drame viendra briser la magie de ce trio à la Jules et Jim. Plus de trente ans plus tard, tous ces souvenirs reviennent, en une journée. Emma en eaux troubles, face à ses plaies, n'échappera pas au retour à soi.

L'écriture de Michèle Lesbre, dont c'est ici le septième roman, manque un peu d'ambition pour servir un thème aussi riche, mais exigeant, que la résurgence de blessures fondatrices. Qu'on en juge par la faiblesse de certaines images : "le monde avait la tiédeur de son sein, et aussi sa douceur", "la silhouette de Paul avait la fragilité des bonheurs fugitifs", "un mur [de Berlin] imbécile qui découpait la vie des gens comme un boucher tranche la viande". Comme dirait l'écrivain flamand Hugo Claus, "quand on traite d'amour et de mort, il faut des mots à la hauteur de cette intensité" (Le Monde des Livres, 21/03/03). Le Boléro de Ravel, qui donne son nom au roman, est la musique du second été dans la Loire. Un leitmotiv un peu grossier, qui réapparaît sans cesse, et dont le parallèle entre sa montée en puissance dramatique et l'évolution de l'histoire n'est que trop souligné. Dès la page 55, l'auteur nous prévient : "[…] c'est ainsi que se termine le Boléro de Ravel, on n'y peut rien. C'est une fin abrupte, sèche comme un abandon." Ce court roman pose plus de questions qu'il n'apporte d'éclairages sur ce qui fait le terreau d'un être, et sur ce qui se joue à mesure que l'on s'éloigne d'un traumatisme pas digéré. Dommage que sa délicatesse nuise à sa force.


(Mort d'un silence, Clémence Boulouque, Gallimard)
In memoriam

Clémence Boulouque a treize ans lorsque son père se tire une balle dans la tête, un soir de décembre 1990. Un père pas tout à fait comme les autres : c'était Gilles, c'était "le juge Boulouque", en charge de l'enquête sur les attentats parisiens de 1986. Victime de sa mission.

Impossible, à même pas dix ans, de comprendre le monde adulte. Quand la petite Clémence apprend que son père va prendre de nouvelles fonctions et intégrer la chambre antiterroriste, elle est en vacances en Autriche avec ses parents. A son retour, ses J'aime Lire de l'été l'attendent, fidèles au poste. En septembre, des bombes éclatent dans Paris. On confie le dossier à Gilles Boulouque. Fin septembre, la petite famille repart en Autriche. "Les attentats m'effrayaient finalement bien moins que le décollage de l'avion." C'est quelques semaines après que, pour la petite fille, les choses commencent à prendre un tour étrange : on lui explique que des gardes du corps vont assurer la sécurité de son père. Par précaution. A mesure que l'enquête avance, il devient de moins en moins présent. En mars ont lieu les arrestations des membres du réseau Fouad Ali Saleh et le juge commence à être médiatisé. "Tout était déjà anormal ou allait le devenir à jamais, pourtant flottait encore une sorte d'incrédulité." Puis vient l'affaire Gordji. Employé de l'ambassade d'Iran en France, Wahid Gordji refuse pendant plusieurs semaines de comparaître devant le juge. La crise conduira à la rupture des relations diplomatiques entre la France et l'Iran. Cet été-là, pour Clémence, la crise politique est surtout synonyme d'un départ en vacances sans cesse reporté… Gordji accepte finalement d'être interrogé. Soupçonné d'être impliqué dans les attentats, il ressortira pourtant libre du bureau du juge et sera expulsé en Iran. La presse flaire une manœuvre politique visant à négocier la libération des otages français prisonniers au Liban. "Si Gordji était une monnaie d'échange, le juge devenait un pantin. […] C'est peut-être ce dimanche soir que la douleur a déferlé. Les jours ont défilé. Le visage de mon père avait ce teint translucide de pâleur."

La douleur ne cessera jamais de s'amplifier dans les années qui suivront. Ni la peur, ni les menaces, ni les gardes du corps. Jusqu'à ce soir du 13 décembre 1990 où une autre douleur prendra violemment la place de tout ce qui, pour la petite fille, n'aurait pas dû exister. Et voilà l'absence. "Tout tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce sentiment tenace d'avoir supporté tant de peurs, tant de contraintes, tant de petites égratignures et de frustrations pour en arriver là, sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls." Le livre de Clémence Boulouque n'est ni une confession intime, ni un portrait du père disparu, ni un brûlot contre ceux par qui le malheur est arrivé. Onze ans après le drame, elle trouve simplement les mots pour évoquer son histoire, l'histoire de la fin des années 80, et renouer avec sa mémoire. La nôtre souvent fait défaut. Si on se souvient de la vague des attentats sanglants à Paris en 1986, on se rappelle plus rarement le nom du juge saisi de l'affaire et sa fin tragique. "Mon père a eu le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent pas l'histoire, une existence brève puis soufflée." Mort d'un silence vaut aussi pour cela : nous donner indirectement à réfléchir sur la valeur de l'information et sur sa médiatisation, si dense au moment des faits, et qui a une telle propension à l'évaporation… Mais là n'est pas d'abord le propos de Clémence Boulouque : "Je ne parle que de cela. De mes yeux d'enfant sur son regard perdu." Et puis de ce long et improbable apprivoisement du manque. Ressentir, accepter l'absence passe parfois par des constats cruellement simples : "Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six jours, j'aurai passé plus de la moitié de ma vie sans lui." A travers ce récit, beau et touchant, une jeune femme dit qu'elle est maintenant prête à avoir un jour vingt-six ans, onze mois et sept jours.


(La Tête en bas, Noëlle Châtelet, Seuil-Points)
Paul, approximativement

Naître Denise et renaître Paul, quarante ans plus tard. Quand la nature a refusé de décider pour vous, quand elle vous a fait à la fois femme et homme, alors s'engage la plus douloureuse des conquêtes de soi.

C'est le récit d'un combat pour la vie. Un combat d'un genre particulier, et l'expression n'est pas choisie par hasard. Ce "genre particulier" n'est ni féminin, ni masculin, il est les deux à la fois, il n'est rien. Paul a mis quarante ans à oublier le nom dont l'avaient baptisé ses parents : Denise. Quarante années à se "cogner contre les barreaux du monstre en cage". La petite Denise, déjà, avait les cuisses plus fermes que les autres filles de son âge, et plus de goût pour grimper aux arbres que pour bercer ses poupées. Quand les gens du village se pâmaient devant la finesse du "beau petit garçon" en pantalon de golf, Denise et sa mère pouffaient de rire, complices et peut-être un peu faussement naïves aussi. Puis la voix de Denise est devenue voilée, plus grave, puis un duvet a assombri la ligne de sa lèvre supérieure. Et puis une nuit, un "messager" est venu voir Denise : "Il m'a laissé en présent aux portes de mon corps un peu de sa lance glorieuse". Aux portes de son corps, là où d'autres lèvres très inférieures s'acharnaient à ne revendiquer la féminité de Denise que dans un balbutiement. Et dans l'impasse. Paul alors s'éveille et ne cessera plus de vouloir naître au monde.

La lutte de cet être à la recherche de son identité sexuelle et de son identité tout court, Noëlle Châtelet la traduit en mots très justes et sensibles. Ce n'est sans doute pas par hasard si elle a choisi le "je" pour mener ce récit né des confessions d'un certain "Mr XY", hermaphrodite, que l'auteur a rencontré pour les besoins d'une enquête qui a donné lieu, en 1998, à Corps sur mesure (Le Seuil). Au-delà de l'histoire de Paul, de sa souffrance et de la folie à laquelle il tente d'échapper, La Tête en bas fait immanquablement écho en chacun d'entre nous. Le personnage de Paul, d'ailleurs, dans sa propre rédemption, n'est pas sans dimension christique : "Flore avait donc raison. On vient vers la lumière qui entoure mes paroles et mes gestes. On vient vers ma clarté. J'attire les malheureux, les laissés-pour-compte, les paumés, les estropiés de l'âme. Je les attire malgré moi, sans comprendre pourquoi, comment, car le malheureux, le laissé-pour-compte, le paumé, l'estropié de l'âme, n'est-ce pas moi d'abord, n'est-ce pas moi surtout ?" La réponse est peut-être non. Paul souffre d'être un "jeune homme approximatif" et comme la nature n'a pas tranché, il finira par demander au sclapel de le faire, dans sa chair, en débarrassant son torse d'une poitrine devenue insupportable puisqu'il l'a décidé : c'est un homme. Mais de quelles approximations ne souffrons-nous pas tous, peu ou prou ? Quelle identité sommes-nous sûrs de pouvoir revendiquer ? Paul, lui, bien sûr, n'a jamais eu l'occasion d'en être dupe. Cruelle différence.



Textes parus sur le site E-novateur

Lecture d'automne

A mourir pour mourir, il a choisi l'âge tendre. Stig Dagerman a tout juste plus de trente ans quand il se désolidarise de la "population du globe", en 1954. Sans doute cette dernière avait-elle trop écrasé "l'unité autonome" de son être. Deux ans plus tôt, Dagerman écrit une dizaine de pages sur le désespoir et la liberté.

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : le titre est aussi long que le livre est court. Une dizaine de pages seulement, découvertes en 1981, vingt-sept ans après le suicide de leur auteur, et publiées en France par Actes Sud. Un de ces livres que l'on achète à coup sûr si le hasard les met sur notre route : si beau titre, si peu cher, si rapide à lire. Trois arguments imparables, comment résister ? Stig Dagerman, pourtant, on ne connaît pas. Mais on aura bien le temps de s'intéresser à son cas plus tard. On s'installe alors dans un café, c'est l'automne de préférence (un titre pareil aurait-il retenu notre attention en plein mois de mai ?). A peine le temps de passer commande, notre lecture est déjà presque finie. La conso arrive alors à point pour nous permettre de recommencer : "Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux."

C'est sur cette phrase au constat simple, presque clinique, que Dagerman entame sa démonstration - ou devrions-nous dire, sa confession ? Jeune écrivain à succès, journaliste, anarchiste, Dagerman décrit les mécanismes de son mal-être. Les cas où l'être humain a besoin de consolation sont infinis. Plus que tout, c'est son talent qui mine l'écrivain, car même l'écriture est incapable de faire sens : "Etant donné que je cherche à m'assurer que ma vie n'est pas absurde et que je ne suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots en un livre et je l'offre au monde. En retour, celui-ci me donne la richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien faire de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer au progrès de la littérature - je ne désire que ce que je n'aurai pas : confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde." Ce qui aurait pu être la consolation suprême ne fait que confirmer sa solitude. A vrai dire, une seule consolation peut faire que l'homme entrevoie le bien-être : "celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l'intérieur de ses limites." Et quand le miracle se produit, il consiste en "la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n'a le droit d'énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s'étioler." Mais au milieu d'un vingtième siècle qui a déjà connu deux terribles guerres et pas mal d'idéologies dévastatrices, le miracle ne se produit que rarement. Difficile de se soustraire au poids du monde, de son organisation, de ses "blocs" . Difficile d'éprouver que l'on est un être à part entière, une fin en soi, que l'on "repose en [soi]-même comme une pierre sur le sable", selon la très belle formule de Dagerman.

Et puis il y a le temps, qui nourrit l'angoisse. Le temps, dont il faut se débarrasser si l'on veut espérer dépasser le désarroi : "Ma vie n'est courte que si je la place sur le billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j'aurai le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter ? Le temps n'est pas l'étalon qui convient à la vie." Là encore, le savoir est une chose, l'éprouver en est une autre. Quand Dagerman entrevoit la lumière, ses paroles sont celles d'un sage inébranlable : "Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie", "Une vie humaine n'est pas une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection". Mais l'instant d'après, le mal-être reprend le dessus et la désillusion du vivre au monde est trop prégnante. Ne reste alors que le souvenir de la consolation, et c'est parfois trop peu pour continuer un chemin.

• Stig Dagerman - Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (texte de 1952, traduit du suédois par Philippe Bouquet. Actes Sud, 1993 pour la dernière édition, 20 p., 4 €)



Louis Guilloux, le refus du mensonge

Est-ce le sang des poilus répandu dans les tranchées qui a donné son titre au plus célèbre roman de Louis Guilloux, Le Sang noir ? A moins qu'il ne faille reconnaître dans cet adjectif la corruption de l'humeur vitale qui coule dans les veines du médiocre.

On dit de Louis Guilloux (1899-1980) qu'il est en France l'un des écrivains les plus représentatifs de l'entre-deux-guerres. Comprenez que ses livres sont le reflet sensible d'une époque qui a saigné à blanc les espoirs et les illusions du "petit peuple", par sa violence tant économique (la crise sévit en 1929), que politique (la Grande Guerre fait 1,4 million de morts en France, les totalitarismes gangrènent l'Europe). Mais les livres de Louis Guilloux, s'ils sont ancrés dans leur temps, le dépassent très largement : ils nous parlent des hommes. Si l'on doute de la modernité de son œuvre, il n'est qu'à relever cette petite phrase lâchée par Babinot, le bibliothécaire du Sang noir, certain d'avoir reconnu en deux pauvres permissionnaires écoeurés de la guerre, des espions allemands : "Non seulement l'accent y était, mais aussi… l'odeur". Le bruit, l'odeur : voilà qui nous rappelle une autre petite phrase pas si ancienne.

C'est donc en 1935 que paraît Le Sang noir. L'action se déroule en 1917, dans une petite ville loin du front (Saint-Brieuc, ville où l'auteur a vécu une grande partie de sa vie). Mr Merlin est professeur de philosophie, mais c'est sous le sobriquet de Cripure que l'on désigne cet être déformé par l'acromégalie, toujours flanqué de sa peau de bique, et qui partage sa vie avec ses petits chiens et Maïa, sa goton de femme, seconde du nom. La première, Toinette, est partie avec un officier blond, il y a déjà bien des années. Toinette, seule plaie encore ouverte dans le cœur de Cripure. Pour le reste, l'homme est revenu de toutes ses illusions et de ses révoltes. A l'heure où la révolution bourdonne à l'Est, Cripure est déjà trop las. L'adepte de la Critique de la raison pure (dont les potaches ont fait Cripure de la raison tique, d'où Cripure) a beau frapper du poing sur la table pour se persuader que "la vie est une affirmation de soi-même", il n'en est pas moins une figure (sublime) de la désillusion. Face à la bêtise et à la mesquinerie qui l'entoure, Cripure n'est même pas en mesure de trouver mieux dans un miroir. "Tant qu'il avait cru mépriser le monde, comme il avait été fort ! Mais le monde se vengeait. Cripure mesurait aujourd'hui combien il lui avait été facile de se poser en adversaire. […] il découvrait que le mépris n'était plus possible, excepté le mépris de soi." Enfermé dans les limites de son être, Cripure l'est tout autant que les autres : voilà son drame. "Ce qu'il y avait d'intolérable, c'est que c'était toujours l'épicier qui était l'épicier, l'avocat, l'avocat, que M. Poincaré parlait toujours comme M. Poincaré, jamais par exemple, comme Apollinaire et réciproquement… Et Cripure comme Cripure."

Comme Cripure : c'est-à-dire seul, en proie à un profond doute permanent que masquent à peine son cynisme et son aigreur. Cripure, obsédé par l'imposture, jusqu'à se demander si sa haine de la bourgeoisie n'est pas une façon de se cacher "un certain amour des choses faciles et basses". Pourtant, comment vivre en étant totalement lucide ou plutôt, totalement honnête ? "Il faut dire la vérité, mon cher, quoique la vérité soit votre poison", se dit-il après quelques verres d'Anjou.
A travers Cripure, Louis Guilloux traque le mensonge et sa forme la plus banalement répandue : l'hypocrisie, envers soi, envers l'autre et de la part d'une société qui condamne l'individu au silence, ou à la folie. "Et c'était cela qu'ils appelaient la vie de famille, la douceur du foyer et autres ordures ! Quand on comprenait sur quelle somme d'hypocrisie et de méchanceté reposait ce qu'ils appelaient un monde… Car bien entendu, une scène de ce genre, aussi triviale, c'était au nom des choses nobles qu'ils prétendaient la justifier, au nom de l'amour, comme la guerre au nom du Droit." Cette guerre qui commence, au moment du roman, à faire bien plus de morts que l'amour de la patrie ne permet d'en supporter. Les pères ont beau perdre leurs fils, on se salue toujours le matin en se disant : "comment va la France ?". L'amour de la patrie !

Autour de Cripure gravite une galerie de personnages édifiants. Guilloux fait une peinture sociale et psychologique avec l'art d'un Proust, humour compris. Personnages principaux ou figurants d'arrière-plan, aucun n'échappe à l'intelligence de son regard. Ainsi la caissière du café Machin : "A la caisse, comme sur un trône, une grosse femme blonde, armée en manière de sceptre d'un racloir à monnaie, promenait sur l'assistance le regard sévèrement idiot d'une poule qui couve." Plus ou moins méprisables, un Nabucet, un Babinot, un Kaminsky déclinent les figures de la médiocrité. A côté d'eux, Lucien Bourcier et Simone ont au moins l'audace de leurs rêves : la révolution communiste pour le premier, qui part en Russie, une vie parisienne et indépendante pour la seconde, qui quitte ses parents, Les Liaisons dangereuses dans sa valise. Mais sont-ils à l'abri de l'illusion ? Non, bien sûr. S'ils fuient la petitesse de leur milieu, c'est pour un autre embrigadement. Leur porte de sortie, dans le fond, n'est qu'un leurre. Au milieu d'eux, et pour tous ceux-là, Cripure n'est qu'un vieil homme un peu "toqué". Sa révolte pessimiste, son refus du mensonge sont bien sûr ceux de Guilloux, autant que ceux de Georges Palante, premier maître de l'écrivain et modèle de Cripure.

Magnifiquement écrit, Le Sang noir est à la fois un délice de lecture et une vertigineuse plongée dans la condition humaine. Faut-il rire ou pleurer de ce monde qui a "inventé le drugstore en réponse à Auschwitz"* ? A chacun de voir. Notre seule certitude est cette évidence murmurée par Cripure dans un accès de lucidité avinée : "Je suis l'un d'eux !"

* Entretien avec François Bourgeat, 1977.

• Louis Guilloux - Le Sang noir (Gallimard, 1935. Coll. Folio, 631 p, 1980)



On n'est jamais trop BD…

Quel point commun entre Titeuf, Corto Maltese et Lapinot ? La BD, bien sûr ! Mais ici comme au cinéma, il y a les superproductions et les œuvres d'art et d'essai.

L'Oubapo est à la bande dessinée ce que l'Oulipo est à la littérature : une école de création sous la contrainte. Les disciples de François Le Lionnais et de Raymond Queneau continuent, par leurs travaux, d'explorer les potentialités du texte auquel auquel on tord le cou ; plus de quarante ans que ça dure. L'Oubapo, Ouvroir de BAnde dessinée POtentielle, a commencé officiellement ses travaux fin 1992 sous la férule de Thierry Groensteen, et livre quatre ans plus tard les premiers résultats de ses expérimentations : c'est la publication de l'Oupus 1, chez L'Association. Un opus inaugural qui présente comme il se doit les principes, objectifs et méthodes de l'Oubapo, à travers la mise en œuvre d'un "premier bouquet de contraintes". Où l'on découvre les jeux des Oubapiens - hybridations, rétrécissements, palindromes, et autres itérations iconiques - dont on se gardera bien ici d'énoncer les règles : les amateurs se procureront cette bible pour la modique somme de 65 francs de l'époque. Imaginons simplement que la nature même de la bande dessinée - texte, images, scènes narratives - permet de s'imposer nombre de contraintes autour desquelles les orfèvres oubapiens peuvent s'en donner à cœur joie.

En 2000 paraît l'Oupus 3 (le programmé Oupus 2 ayant pris du retard), après la publication dans Libération des exercices estivaux du petit groupe sous le nom des Vacances de l'Oubapo. Et voilà que le printemps 2003 nous offre l'Oupus 2, un assez conséquent ouvrage rassemblant les productions de la joyeuse bande. Qui sont-ils ? Killoffer, JC Menu, Lewis Trondheim, Anne Baraou, Etienne Lécroart, François Ayroles et quelques autres. Tous contribuent par ailleurs à remplir régulièrement les rayons BD de vos librairies préférées, selon un rythme plus ou moins stakhanoviste. Tous publient chez L'Association, cet éditeur par lequel passe depuis plus de 10 ans maintenant une bonne partie de ce qu'on n'a pas tardé à baptiser le "renouveau" de la bande dessinée.

Parmi les récentes parutions, Le Cycle, d'Etienne Lécroart mérite une mention toute spéciale. Ses 38 pages rassemblent à elles seules plusieurs techniques oubapiennes au travers d'un récit quasi philosophique sur la bande dessinée. Car après tout (ou avant tout), qu'est-ce donc que ce 9ème art ? Un "art séquentiel", selon la définition de Will Eisner. Un principe narratif dans lequel des cases - des séquences narratives - succèdent à d'autres cases, le lecteur faisant lui-même une partie du travail au moment où son regard, passant d'une case à l'autre, crée la temporalité (de même, le café lyophilisé ne devient vraiment café que grâce à l'eau chaude…). Le Cycle se propose précisément d'interroger la nature de la bande dessinée. Que délimitent ces cases ? Pourquoi cette lecture de gauche à droite ? Comment cette cohabitation de texte, d'images et de contextes ? Dans ce poilant récit, nous retrouvons le Pr Figusteau et ses deux acolytes, Melle Anne et Robert Marmouset, dont on avait découvert les premières élucubrations dans Cercle vicieux (2000), un exercice oubapien en forme de palindrome. Cette fois, le Pr Figusteau fait une découverte majeure : "Ça y est ! Le cycle vient de commencer ! Plus de deux ans que j'attendais ça !" Le cycle ? Une nouvelle BD, bien entendu. "M. Marmouset ! Ne vous faites pas plus sot ! Que voyez-vous là ? […] Un trait noir ! La prémisse que j'attendais ! Le signe de la naissance d'un nouveau cycle. C'est par lui que tout débute. Toujours !" Le premier trait noir de la première case. Figusteau se lance alors dans une savante expérience sur la matière même de ce qui le constitue, lui qui peuple parmi tant d'autres ce vaste monde bigarré qu'est la bande dessinée. Suivez-le, vous ne serez pas déçu du voyage.

• Etienne Lécroart, Le Cycle (L'Association, collection Mimolette, 6 €).
• Etienne Lécroart, Cercle Vicieux (L'Association, collection Mimolette, 6 €).
• Les Oupus de l'Oubapo (chez L'Association) :
OuPus 1, janvier 1997, 65 F.
OuPus 3 - Les Vacances de l'Oubapo, octobre 2000, 65 F.
OuPus 2, mars 2003, 26 €.
• Pour une approche théorique de la BD, voir l'essai de Scott McCloud, L'Art invisible (Vertige Graphic, 1999, 99 F).




Nuit d'ivresse

"Qui a soif me suive !" Il est des invites plus difficiles à décliner. Sous ses airs de vaste foire nocturne, La Grande Beuverie de René Daumal tient pourtant plus du parcours initiatique que de la virée d'ivrognes.

Dans la fumée épaisse d'une salle de café, une nuit, un bien étrange théâtre prend place. Le nombre des buveurs est incertain, contrairement à leur envie de boire et à leur solitude. Quand une voix surgie de nulle part se met à proférer d'étranges paroles aux relents de sagesse, elle ne parvient qu'à provoquer de faibles sursauts dans les discours embrumés des éthyliques. Cette voix de derrière les fagots, c'est le vieux Totochabo, une espèce de messie, trublion du verbeux silence : "Mais les usages rhétoriques, techniques, philosophiques, algébriques, logistiques, journaliques, romaniques, artistiques et esthétchoum du langage ont fait oublier à l'humanité le véritable mode d'emploi de la parole." Nous y voilà. L'auteur, qui est aussi le narrateur, pose avec La Grande Beuverie la question du rapport des mots et de la pensée à la réalité. Le narrateur, qui est aussi l'auteur, prend pour cela le prétexte de délires oniriques d'une nuit d'ivresse où le lecteur foule successivement trois territoires : les sables mouvants de tristes soûlographes, les paradis artificiels des "Evadés", qui "font oublier jusqu'au nom de la soif", et une terre de rédemption où l'on entrevoit que c'est au seul prix de l'honnêteté intellectuelle que l'homme peut atteindre "l'état adulte". Vaste programme que René Daumal met en œuvre à travers un texte pétri d'humour.

Daumal met un point final à La Grande Beuverie en 1936, cinq ans après avoir commencé l'écriture de ce texte qui peut se lire, si l'on s'intéresse à son auteur, comme une profession de foi et un inventaire. Après s'être adonné, à moins de vingt ans, aux expériences les plus extrêmes, en compagnie d'un Roger Vailland ou d'un Roger Gilbert-Lecomte, dans le but d'atteindre un niveau de "conscience poétique" supérieur (le topo classique : alcools et drogues diverses), après l'aventure éphémère du Grand Jeu (1928), revue littéraire qu'on a rapprochée du surréalisme, Daumal rencontre Alexandre de Salzmann, disciple de Gurdjieff. La révélation est de taille : "Je vois que le savoir caché dont j'avais rêvé existe dans le monde et qu'un jour je pourrai, si je le mérite, y accéder. Je commence à réviser mes valeurs et à remettre de l'ordre dans ma vie." Le retour à la réalité : toute la portée de La Grande Beuverie est là. On peut regretter, vu d'ici, les années précédant la prise de conscience de Daumal. Sans nul doute sont-elles pour beaucoup dans la disparition prématurée de l'homme, à trente-six ans, en 1944, lâché par ses poumons. Mais c'est une autre histoire. Après tout, chez l'humain, le nombre des années ne garantit pas l'inflation de la valeur et le Christ avait bien rempli sa mission à trentre-trois ans. Bref. Revenons au texte.

Après un début de soirée de lever de coude intensif, la deuxième partie de La Grande Beuverie, "Les paradis artificiels", décrit, de l'aveu même de l'auteur-narrateur, "l'existence fantomatique des Evadés". Qui sont-ils ? Ceux qui parviennent à échapper au désarroi aviné d'hommes et de femmes "qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute de direction, sont ballottés dans la saoulerie, abrutis de boissons qui ne rafraîchissent pas." Le royaume des Evadés, vous l'aurez compris, c'est notre bonne vieille société organisée où chacun endosse la costume qu'on lui a taillé avec plus ou moins de bonne volonté. Dans l'univers de La Grande Beuverie, on l'appelle "l'Infirmerie", et elle se loge juste au-dessus de la salle de café. Le narrateur en fait la visite, guidé par un infirmier. Défilent alors sous les yeux gourmands du lecteur les portraits successifs de tribus plus étonnantes les unes que les autres. Il y a d'abord les Bougeotteurs. Le guide-infirmier : "C'est toujours, dit-il, du pareil au même. Il y en a qui jouent aux échecs, d'autres aux boules, d'autres au poker d'as ou au bilboquet, mais c'est toujours la bougeotte qui les tient. Ils croient qu'ils ont réussi à sortir de notre établissement. Ils le croient si bien qu'ils arrivent à être partout sauf dans leur peau. Parfois il y en a un qui par hasard, parce que ça se trouve sur son chemin, passe par sa peau et s'y empêtre et la reconnaît ; alors il se fait le plus souvent sauter la cervelle."

Il y a ensuite les Fabricateurs d'objets inutiles : "Tout leur sert à fabriquer. J'en ai même vu qui parvenaient à rendre inutilisables les choses les plus utiles et cela s'appelle dans leur langue le triomphe de l'art." Les Fabricateurs de discours inutiles sont une sous-catégorie de ces derniers : ce sont les Pwatts, les Ruminssiés et les Kirittiks. Comme notre narrateur ne comprend pas tout aux subtilités du monde qu'il découvre, il a régulièrement recours à son dictionnaire de poche, ce qui lui donne l'occasion d'apprendre la signification de mots inconnus, par exemple "lyrisme" : "Dérèglement chronique de la hiérarchie interne d'un individu, qui se manifeste périodiquement chez celui qui en est atteint par un besoin irrésistible, dit inspiration, de proférer des discours inutiles et cadencés. N'a rien de commun avec ce que les anciens appelaient lyrisme, qui était l'art de faire chanter la lyre humaine préalablement accordée par un long et patient travail."

Après les Fabricateurs, il découvre les Explicateurs, qui sont de deux types : les Scients et les Sophes. "Les Scients prétendent que leur nom vient du latin scire, sciens, de même que le mot science, et qu'il est synonyme de savants. En réalité, il s'apparente à scier, les Scients s'occupant principalement à tout scier, hacher, pulvériser et dissoudre. Les Sophes font venir leur nom de Sophie, qui est leur déesse, célèbre par ses malheurs et ses avatars. On a prouvé qu'en fait le mot n'était qu'une corruption de "sauf", surnom que les sages leur donnaient jadis pour résumer certaines devises qu'on leur attribuait par dérision, telles que : "je sais tout, sauf que je ne sais rien", "je connais tout, sauf moi-même", "tout est périssable, sauf moi", "tout est dans tout, sauf moi", et ainsi de suite." La visite de l'Infirmerie continue et les surprises font place aux étonnements. Le clou du spectacle étant la rencontre avec les dieux des Bougeotteurs, des Fabricateurs et des Explicateurs : les Archis. Ceux-ci "buvaient des yeux les gestes d'adoration que faisaient vers eux les gens d'en bas. Ils semblaient se nourrir de rien d'autre et s'engraisser d'entendre citer leur nom."

Après cette étrange immersion dans un monde où toute ressemblance avec des personnages existants serait évidemment fortuite, le narrateur retrouve le ferme plancher du tripot. Mais tout le monde est parti. Ne reste plus qu'une salle vide encombrée de cadavres de bouteilles et de pleins cendriers. "La lumière ordinaire du jour", troisième partie de La Grande Beuverie, peut tenter de briller. La lumière ordinaire, simple et claire. Voici le narrateur revenu de sa beuverie et de ses illusions. La mise à nu peut commencer. Pourtant la nuit n'est pas finie et il ne s'agit pas de mourir en attendant le jour. Alors il se met à faire un feu et à tout brûler, jusqu'aux fondements de sa propre maison. Le voilà prêt à repartir alors, sur une dernière phrase : "Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre."

Bien sûr, en refermant La Grande Beuverie, une seule question très personnelle se pose : lequel des trois territoires décrits par Daumal, sables mouvants, paradis artificiels ou état adulte, contribué-je aujourd'hui à peupler ? "Savoir d'où chacun venait, en quel point du globe on était, ou si même c'était un globe (et en tout cas ce n'était pas un point), et le jour du mois de quelle année, tout cela nous dépassait." Cette phrase, l'une des premières du livre, revient - ou ses variations - plusieurs fois dans le récit. Comme un appel à la lucidité. Lire La Grande Beuverie, c'est peut-être avant tout accepter de polir du regard le miroir d'une salutaire conscience de soi.

• René Daumal, La Grande Beuverie, éditions Gallimard, 1938, nouvelle édition en 1966. Collection L'imaginaire.
&#149 René Daumal, Fragments inédits 1932- 33, Première étape vers La Grande Beuverie, éditions Eolienne, 1996.




Armand Robin, homme de parole

Deux ouvrages mi-poétiques, mi-politiques : La Fausse Parole et Expertise de la fausse parole. Contrairement aux apparences, le second précède le premier. C'est précisément contre ces apparences que se bat Armand Robin. Armé d'une simple radio et d'un esprit éclairé, il démonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la majestueuse entreprise de propagande qui tente de noyer le monde.

Patrick McGoohan avait-il lu La Fausse Parole ? En 1967, McGoohan incarne le célèbre "n°6" de la série Le Prisonnier, à laquelle il ne faudra que 17 épisodes pour devenir culte. Il est également le concepteur de la série, et un de ses scénaristes. Le Prisonnier est une étrange fable : un ancien agent secret britannique est drogué, enlevé et se réveille dans une réplique de son appartement londonien, au beau milieu d'un village très spécial, isolé au bord de la mer. Ses habitants n'ont pas de nom, juste un numéro, et un sourire jusqu'aux oreilles pour la plupart. "Bonjour chez vous !" : voilà le répétitif salut dont ils se gratifient à chaque fois qu'ils se croisent. La fuite est impossible : le "Rôdeur", une kitschissime boule blanche, est un omniprésent chien de garde (d'où l'expression boule-dog). Toute la journée, des haut-parleurs vomissent de lénifiants propos destinés à maintenir le Village dans son état somnambulaire. Le chef du Village est "n°2". Tour à tour, les "n°2" se succèdent pour tenter de proposer à "n°6" un marché : la liberté contre les secrets qu'il détient. Tout cela pour le compte d'un "n°1" invisible. Mais "n°6" résiste et ne lâche rien, bien qu'il soit soumis aux expériences scientifiques les plus innovantes en vue de le faire parler. Il résiste, il résiste et il le clame à chaque épisode : "Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !"…

Vingt ans plus tôt, Armand Robin passe ses nuits l'oreille rivée à son poste de radio, à écouter le monde. Cet homme, qui parlait une vingtaine de langues, rédige alors des chroniques pour le journal Combat. Expertise de la fausse parole(*) rassemble trente d'entre elles, parues entre septembre 1947 et mai 1948. C'est évidemment, juste après le second conflit mondial, déjà l'époque d'une autre guerre dite froide où l'on s'affronte sur le terrain de l'idéologie. Il y a l'Est et l'Occident. Le communisme et le capitalisme. Pendant que les blocs se forment et se consolident, comme Cézanne peint, Robin écoute, c'est presque sa raison d'être : l'URSS, la Pologne, l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, les Etats-Unis, la Finlande… Au-delà de ce qui aurait pu n'être "que" une immense revue de presse internationale, il en ressort une véritable dissection des mécanismes de la propagande dans l'immédiate après-guerre. Mais comme Robin est aussi poète, on n'a nullement l'impression, en le lisant, de se trouver devant une brillante analyse du Monde diplomatique, mais presque parfois devant un conteur qui vous dévoile la folle histoire des Hommes qui, assoiffés de pouvoir, ont entrepris "la mise à mort du Verbe". Cette impression est d'autant plus forte à la lecture de La Fausse Parole(**), essai sur la propagande rédigé dans une langue très poétique et personnelle.

Quel rapport avec Le Prisonnier ? Justement cet univers très personnel, cette manière de faire se côtoyer la démonstration intellectuelle et la fable. Et puis bien évidemment, le sujet : "n°6" se bat pour sa liberté dans un monde recréé de toutes pièces. Mais contre qui et contre quoi précisément ? Il ne le sait pas ! "n°1", l'ennemi symbolique, demeure invisible et sans nom. Les haut-parleurs sont bien sûr le symbole même de la propagande. Et les "n°2", qu'ils soient plutôt sympathiques ou complètement sadiques, n'ont qu'un but en s'acharnant à faire parler "n°6" : le pouvoir. Et pour cela, ils y mettent les moyens, expériences scientifiques dernier cri comprises. Tout cela est très exactement décrit chez Robin : la création d'une réalité ex-nihilo par la propagande, le discours répétitif qui ne cherche pas à convaincre mais à rendre fou, la même soif de pouvoir justifiant le recours à la propagande, à l'Est comme à l'Ouest… Ce qui est remarquable, c'est que Robin analyse tous ces rapports de force au moment même où ils se mettent en place, avec une lucidité et une intelligence hors du commun pour l'époque. Comme preuve de sa quasi-clairvoyance, on s'en remettra simplement à ce qu'il écrit, au tout début des années 50, sur la télévision : "L'engin à images ne fait, pour l'instant, que plaire ; mais, si peu qu'on réfléchisse et qu'on ait en l'esprit le conditionnement d'ensemble de cette époque, il est logiquement appelé à servir de redoutables opérations de domination mentale à distance ; il ne se peut pas qu'à travers lui ne soient tentés des travaux visant à dompter, à magnétiser de loin des millions et des millions d'hommes." Et de résumer ainsi la méfiance que lui inspire ce nouveau média : "La machine à regarder peut servir à créer une variété inédite d'aveugles". Sans commentaires.

La propagande n'est pas le mensonge qui, comme le dit Robin, respecte la valeur de la vérité puisqu'il tente précisément de faire admettre son contraire. La propagande est autre, bien plus dangereuse : c'est la création d'un univers cohérent, l'institution d'un mythe. C'est une véritable entreprise "spiritualiste" : "Le bolchevisme n'est pas athée, il n'est pas matérialiste : il est divin à l'envers". Robin sait le poids et le pouvoir des mots. Il a grandi dans la Bretagne pauvre et laborieuse d'avant la Première Guerre, il a appris à nommer le monde en breton avant d'apprendre le français. Son roman Le Temps qu'il fait(***) rend hommage à la dureté de la vie de ces paysans. Le rapport à la parole et, au-delà, aux livres, à la connaissance et donc à la liberation de l'âme, y est omniprésent : "La belle plainte ! Travaille ! Ma parole, tu te tracasses toute la tête depuis que tu lis tes bouquins idiots. Travaille donc ! C'est avec ça qu'on vit". Avec ça et pas avec des mots ; d'ailleurs les mots on s'en méfie. De cette origine-là sans doute vient le profond respect d'Armand Robin pour les mots, et la force de son analyse de la propagande. Celle-ci est une prise de parole qui vise à coloniser les cerveaux. Les proies les plus faciles ne sont pas, comme on pourrait le penser, les "petits", mais les intellectuels et les bourgeois. "Seuls les hommes très simples, tendant de toutes leurs forces au non-pouvoir, disant ce qu'ils pensent et pensant ce qu'ils disent, irréductiblement consubstantiels à leurs paroles, animés d'une bonne volonté rectiligne, sont innocents de ce surgissement d'éperviers mentaux, ne leur offrant rien qui puisse les entretenir." Tous les autres sont des clients potentiels pour les "oiseaux de proie". Aujourd'hui encore, cela fait bien des chalands dans le grand Bazar du Verbe et la parole d'Armand Robin n'aurait pas été une voix de trop pour donner un peu de sens au brouhaha du monde.

(*) Expertise de la fausse parole, éditions Ubacs, 1990. Textes rassemblés et présentés par Dominique Radufe.
(**) La Fausse Parole, éditions de Minuit, 1953 et éditions Le temps qu'il fait, 1979.
(***) Le Temps qu'il fait, Gallimard, 1941 (collection L'Imaginaire).



Résurrection d'un Mohrt

Vous êtes-vous jamais demandé ce qui pouvait se passer dans la tête des personnages d'un roman, au-delà de ce que veut bien en dire l'auteur ? Dans son dernier opus, Michel Mohrt dévoile la correspondance d'êtres à qui il a donné vie il y a près de trente ans.

En 1974, Michel Mohrt publie, chez Gallimard, Deux Indiennes à Paris. L'histoire se passe au tout début des années 50. Sarah Melvin traverse l'Atlantique à bord du De-Grasse pour découvrir l'Europe, comme une adolescente voudrait embrasser un garçon pour savoir "ce que ça fait" et rattraper le retard qu'elle a sur ses copines. Sur le bateau, elle rencontre Pierre, un Français désoeuvré, d'un âge plus mûr que le sien, qui passe son temps entre la France et les Etats-Unis. Le narrateur. A Paris, Pierre reçoit un mot de Jessica James, une autre Américaine rencontrée à New York. Après un tour d'Europe en voyage organisé payé par son père, Jessica a laissé son petit frère rentrer dans le Kentucky et s'offre de rester à Paris. Pas comme Sarah, non : pour vivre à fond. C'est-à-dire s'amuser. C'est-à-dire boire, sortir et se laisser courtiser. C'est-à-dire se brûler. Pierre, Sarah, Jessica : même pas un trio amoureux, trois êtres rongés par le vide, chacun à sa manière, plus ou moins joyeuse.

Autour d'eux, une douzaine d'autres personnages font le bal de leurs rencontres et parfois de leur port d'attache, mais jamais très longtemps. Le doute plane sur tous ces moments de vie. Et le spectre du nihilisme guette le lecteur bien que le roman ait un air de ne pas y toucher : une langue classique, tranquille, à l'humour pince-sans-rire, qui rappelle Montherlant. On a ainsi droit à de petites perles de cynisme. Sur le divorce, par exemple : "C'est une épidémie. Croyez-vous que ce soit à cause de la guerre ?", demande Sarah à Pierre. "C'est bien possible. Les gens ont été séparés. Ils en ont pris l'habitude." La douceur de l'écriture de Michel Mohrt ferait presque oublier le propos pour le moins désabusé de ce livre. Mais le thème récurrent en est bien le désappointement du laisser-vivre. Pendant la guerre, Pierre a refusé d'être tué et donc de se battre vraiment. L'idée de mourir le rendait "furieux". Un sentiment qui agit comme un déclic : "Crois-tu que l'on ne vit bien que si l'on a consenti au moins une fois à sa mort ? J'ai lu cela quelque part. Si l'on n'a pas accepté sa mort, au moins une fois, alors il n'y a plus qu'à se laisser vivre, non ?" Le fin mot de l'histoire, c'est qu'il s'est déçu. C'est sans doute pourquoi ce Pierre nous est si sympathique…

Le bonheur ? Beaucoup d'appelés et peu d'élus. Jessica n'en veut que "la monnaie du plaisir" ; Sarah tente de tromper l'ennui ; Pierre sait "à quoi [s]'en tenir. [Il se] laisse vivre." Pourtant son rêve est de se réveiller à la manière du comte de Saint-Simon, dont le valet venait chaque matin le sortir du lit avec ces mots : "Levez-vous monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire." C'est à l'espoir d'avoir encore de grandes choses à faire que s'accroche Pierre. En attendant, il n'y a "que l'amour. Et, autour, il n'y a rien." Et encore, c'est qu'il veut bien s'en convaincre. Car Pierre, seul, restera seul. Sarah, devenue baronne de Boissy Saint-Loup, quittera rapidement l'homme mais désirera garder son nom et son titre. Jessica, étoile filante, mourra bien vite. "C'est dans son pays que l'on a sa place. Jessy n'avait plus de pays." Il y a quelque chose de La Recherche du temps perdu dans ces personnages. Le nom de Saint-Loup y est peut-être un clin d'œil ? Mais aucune révélation, aucune construction ne couronne le chemin de Pierre. En point de mire, il ne demeure que l'errance de ce faux jouisseur : son laisser-vivre.

Tout cela paraît bien sombre et pourtant ce livre est savoureux. Moins peut-être que ne l'est le dernier ouvrage de son auteur, Jessica ou L'amour affranchi (Gallimard, mai 2002). Il fallait y penser ou oser le faire : ce livre n'est autre que la correspondance (partielle) entre une douzaine de personnages de Deux Indiennes à Paris. Près de trente ans après, Mohrt s'intéresse à nouveau à ses créatures. Et c'est avec encore plus d'humour qu'il dépeint leurs états d'âme. Ou plutôt qu'il leur laisse le soin de les dépeindre eux-mêmes puisqu'ici, le narrateur n'existe plus (et pour cause) ! Il est vrai que le seul point de vue de Pierre empêchait d'explorer plus avant la psychologie des autres personnages. Et c'est un délice de légèreté. Michel Mohrt invente donc le kaléïdoscope romanesque, le feuilleté littéraire, la double épaisseur narrative. Voilà donc du rab pour ceux qui ont aimé le premier service. Merci monsieur.


L'amour est un bouquin de Violette

C'est peut-être parce qu'à l'envers son nom se lit Cudel, et que dans un village du même nom j'allais enfant rêvasser au pied d'une vierge de pierre, que j'ai ouvert un jour un premier livre de Violette Leduc. C'est peut-être aussi parce que son nom sonnait comme un canular à la Marguerite Duraille et que ce jour-là, j'avais envie de m'amuser. Ce fut raté.

L'Asphyxie, L'Affamée, Ravages, La Bâtarde, La Chasse à l'amour… Les titres des livres de Violette Leduc n'y vont pas par quatre chemins pour planter le décor. On a rarement fait plus essentiel. Peut-être cette efficacité est-elle à mettre sur le compte d'un long mûrissement de la matière avant qu'elle ne soit pétrie par la plume artisane.

Car Violette Leduc n'est pas précisément un écrivain précoce. Elle a presque quarante ans quand elle publie L'Asphyxie, son premier roman, en 1946. Il lui reste alors un peu plus de vingt-cinq ans à vivre. C'est déjà beaucoup plus que la course contre la mort qui ne laissa au fils du docteur Proust que quelques années pour ne pas finir son œuvre. Violette a moins construit. A l'image de L'Asphyxie, son écriture répond sans doute à des besoins plus primaires. Elle est une catharsis, une analyse au cours de laquelle c'est sur le papier que l'on couche ses mots, comme on peut aussi se coucher tout entier sur un divan. Elle vient du ventre. Comment pourrait-elle venir d'ailleurs, comment viendrait-elle de cette tête si monstrueuse qu'elle en est intolérable ? "Je me regarde dans la glace. Je supplie mon visage d'avoir pitié de moi. La fatigue a écroulé mes traits. Comme les infirmes qui ont honte de se déshabiller, je n'ose pas regarder mon profil." Parfois, le lecteur croit déceler une once d'humour quand Violette évoque son physique : "Je suis à l'aise avec la lampe qui est sur ma table. Nos laideurs s'entendent." Mais dans le doute, il s'abstient de sourire. Et il fait bien, le bougre, car à la peau de Violette Leduc, la laideur colle encore moins qu'à son esprit : "L'idée de m'éveiller chaque matin à côté d'un témoin est une idée intolérable. Mon visage est impardonnable. Ma laideur m'isolera jusqu'à la mort." Elle n'en démordra pas. Elle en parlera toujours. Et tout le reste aussi parlera de cela.

Le reste, c'est essentiellement l'amour, présent dans tous ses livres sous ses formes les plus douloureuses : le manque, l'attente, le déni, l'opprobre, la jalousie, l'asservissement. Ces avatars si fréquents d'un sentiment après lequel tout le monde court pourtant, à l'image de Clarisse, dans La vieille Fille et le Mort, qui veut reconnaître en cet inconnu qui vient mourir chez elle l'homme dont elle dédaigné toute sa vie la présence. Mais le mort ne lui donnera rien en retour de ses attentions, pas plus que de ses questions. La vieille fille et le mort, allégorie extrême - et impitoyable - de l'impasse amoureuse. Face à elle, l'image du terrain vague revient. Pour Clarisse rêvant sa romance avec le mort, "les terrains vagues sont des offrandes". Dans La Chasse à l'amour, c'est encore dans les terrains vagues que René emmène Violette, après qu'ils ont fait l'amour, pour lui apprendre qu'il est marié. Une fois de plus, la voie amoureuse est sans issue et la révélation en est faite au beau milieu d'un espace ravagé. "Les terrains vagues sont des splendeurs, la désolation y est illimitée. Donc somptueuse. La tempête, domptée. Les arbres ont été enlevés au carnage. L'anonymat, absolu. C'est, à notre choix, le commencement ou la fin d'un délire épuré." Terrain vague : chapelle non élevée à la gloire de sainte Violette de la Désolation…

Les écrits autobiographiques sont la majeure partie de l'œuvre de Violette Leduc, et ses plus belles pages. La Bâtarde a la violence d'un portrait d'écorchée vive. Le petit monde des obsessions de Violette y est peint sans fard : sa mère - dont la faute charnelle dégouline sur sa fille ; sa grand-mère - "l'ange Fidéline", rédempteur ; Hermine - l'amante, l'aimante ; Maurice Sachs - l'amour impossible ; Simone de Beauvoir - Dieu sur terre… La Bâtarde est une météorite qui vous percute en plein ventre : de ventre à ventre, l'écriture trouve son chemin ; l'esprit, lui, connaît maints états et ne sera pas toujours disponible, perméable aux mots de Violette Leduc. Ses livres sont donc de ceux qui s'épaississent à chaque fois qu'on les lit, qui délivrent leurs ors à retardement. Que l'on peut presque ouvrir au hasard si l'on cherche des perles - "Il est jeune. Il est froid. Il me suffoque. Je ne m'appesantis pas sur ses yeux bleus. Ils sont vides. J'ai le vertige au bord du glacier." Ou des conditions nécessaires et suffisantes pour couper un arbre - "J'ai avancé, je l'ai redit fermement aux briques. Je les ai observées. J'ai vu des fentes. J'ai espéré. Les fentes sont pour la pénétration. J'ai cru que mon chagrin se faufilerait dans le mur. J'ai posé mes lèvres sur elles, j'ai murmuré qu'il était mort. La phrase est revenue sur moi. J'ai été inondée de tristesse." Des livres denses, des pavés faits d'un amoncellement de mots rapides, nerveux, presque ingénus. Des mots sangsues chargés du sang de l'Autre que Violette ne cesse de décrire, de son propre sang aussi. "Quand j'ai desséché un endroit, je m'en vais", dit l'Affamée. Quand les mots de Violette ont desséché le monde, ils s'arrêtent. Car là est la fonction de l'écriture. Elle était bavarde : on dit intarissable, indesséchable. Le monde n'a pas réussi à fâner Violette, il s'y est pourtant appliqué. Elle qui s'appelait le "cloporte", le "désert", n'a cessé de remettre sur le métier la toile de sa jouissance. "Je jouis trop. Je gémis. C'est fini. Le chagrin. Il m'attendait au coin du bois." Il ne reste plus qu'à recommencer.

Tous les livres de Violette Leduc (1907-1972) sont publiés aux éditions Gallimard.



Xavier Grall, l'autre "fou de Dieu" (*)

L'homme est né en 1930 entre Brest et Morlaix. Cinquante et un ans plus tard, c'est de l'autre côté des Monts d'Arrée et même au-delà des Montagnes Noires qu'il finira par lever l'encre. Entre Landivisiau et Pont-Aven, son voyage fut grand. Meknès fut une deuxième naissance, Paris "comme un cancer au ventre". Les textes que Xavier Grall a laissés - poèmes, romans, essais, billets ou récits - sont une sorte de potion magique que l'on prescrira à tous les âme-anémiques. Même une légère posologie devrait suffire à requinquer les moins affaiblis, et à remettre sur la bonne voie (pour ne pas dire dans le droit chemin) les cas plus difficiles.

Commencez par Barde imaginé. En douceur. Trente-cinq pages à peine. Rien à voir pourtant avec un traitement homéopathique : vous constaterez rapidement la présence d'un principe actif dans ce récit contant la marche d'un aveugle à la recherche de son âme, guidé par son chien. Le premier effet devrait se faire sentir avant la deuxième minute : "Le pire des crimes, c'est le surplace, ne pas avancer, rester toujours là comme ça, collé aux chaises et aux villes comme une glaire de vieux. Moi je marche, je progresse. Je nomadise, j'erre, je vais. Toute marche est une marche spirituelle." Certes, d'autres l'ont dit avant lui. Mais celui-là a une espèce de simplicité et de détermination dans l'écriture. Les mots sont nets et denses. Ni pompeux, ni obscurs. On imagine les sourcils froncés, le regard absorbé par la ligne que la main trace, à mesure que le chien traîne l'aveugle sur les chemins. Le récit sent la rocaille et les sous-bois, l'humus. L'humilité. Votre cœur recommence à battre.

Laissez le sang circuler, prenez conscience que vous avez de la veine et n'entamez la deuxième séance que le lendemain, avec L'Inconnu me dévore. Grall l'appelle son "testament spirituel". Une longue lettre qu'il adresse, plus de dix ans avant sa mort, à ses cinq filles, ses "Divines". Où l'on redécouvre ce qui se cache derrière un mot, enthousiasme : porter Dieu en soi. L'étymologie avait donc raison. Mais attention, le dieu de Grall ne sent pas la naphtaline ; il est cette force à la fois centrifuge et centripète, qui pousse vers l'autre mais exige le permanent retour sur soi. C'est un Dieu qu'il faut avoir l'envie de suivre. "Des générations et des générations de bigots n'ont pas réussi à barbouiller le visage du Christ." Le pire des crimes est sans doute, pour Grall, d'étouffer de sa graisse ce feu vivant. Viendrait ensuite celui d'user sa propre matière en inutiles connivences. Celles qui dilapident l'énergie et le temps, qui appauvrissent et pour un peu, on ne s'en rendrait même pas compte. Qui fuir alors ? Les "gens masqués", les "aveugles", les "bigots". A commencer bien sûr par ceux - masqués, aveugles et bigots - qui veillent en nous. Il a aimé, Xavier - sa terre, les hommes, sa femme, ses filles, Mauriac, le Maghreb, Rimbaud, son frère Jean, le soleil, Bernanos. Et un peu trop l'alcool et le tabac aussi, comme quoi on peut mourir d'amour… Pourtant, flash-back sur son austère passé : les collèges religieux ont nourri le petit Xavier d'images effrayantes, cultivant la crainte de Dieu. "Que de temps, que de larmes m'a-t-il fallu pour redresser ces aberrations et découvrir sous ce ciel noir les verts pâturages…" Mission et chemin accomplis, merci pour le carnet de route.

Refermez le livre. Pour la suite, piochez au choix. La poésie, les chroniques, l'essai ou le roman. Aucun risque, à tous les coups l'on gagne. C'est le même souffle qui porte ces quelques centaines de pages qui font l'œuvre de Grall, l'enthousiasmé, celui que Dieu (trans)porte. Les "fous de Dieu" ne sont donc pas seulement ceux que l'on croit. La presse a dû se féliciter d'avoir trouvé là une expression à la hauteur des extrémismes qu'elle voulait décrire. Pourtant elle enferme plus qu'elle ne décrit. Plus de place pour le reste. Toute folie de Dieu serait criminelle, tout extrémisme au nom d'un dieu serait folie de Dieu ? J'en connais un qui se serait certainement payé un bon coup de gueule contre ces coupables facilités que la presse est loin d'être la seule à cultiver… Tout comme il avait refusé(**) que sa Bretagne soit otage de l'image aux relens de formol qu'avait créée le succès du Cheval d'orgueil, de Pierre-Jakez Hélias. Le succès (et non véritablement le livre), par son effet (pervers) d'inondation des esprits : reproduction par dizaines puis centaines de milliers de l'image d'Epinal du Breton en sabots de bois et chapeau rond. Bon pour le musée Grévin. L'évangile selon Grall porte une autre parole :
"La fraîcheur du regard est le commencement de la sainteté." Et il a la bonté de la distiller à chacune de ses pages.

(*) L'expression est de Jean Bothorel, dans un hommage paru dans Le Matin du 12 décembre 1981, lendemain de la mort de Xavier Grall.
(**) C'est la publication, en 1977, du Cheval couché, une réponse à Hélias, dédiée "aux peuples déracinés".









 
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